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Lévi-Strauss

Lévi-Strauss

Itinéraire d’un savant hors norme dont l’œuvre, honorée partout dans le monde, a bouleversé les sciences humaines.

Un jour, peut-être dira-t-on du XXe siècle qu’il fut celui de Lévi-Strauss. Non seulement parce que celui-ci y vécut la quasi-intégralité de sa vie mais surtout parce que son œuvre a changé notre regard sur ceux que nous appelions, il y a seulement quelques décennies, les « sauvages ».

Après Montaigne, est-il un penseur qui a plus contribué que lui à comprendre l’humanité avec d’autres lunettes que celles de la seule raison occidentale ?

Biographie d’un juif du siècle

Né à Bruxelles le 28 novembre 1908, c’est à Paris, où son père, Raymond Lévi-Strauss, peintre visagiste, et sa mère, Emma Levy, juifs d’origine alsacienne s’installent, que le jeune Claude va vivre l’essentiel de son enfance et de son adolescence. Son grand-père était le rabbin   de la synagogue de Versailles. "On m’a traité de sale juif dès l’école communale..."

Après des études secondaires brillantes, il s’oriente vers le droit et la philosophie, dont il réussit l’agrégation en 1931. Mais celle-ci, qu’il compare à « une sudation en vase clos », le laisse insatisfait, et il a la révélation de sa vocation d’anthropologue en lisant Primitive Society, ouvrage dans lequel l’ethnologue Raymond Lowie narre son expérience vécue dans les sociétés indigènes.

En 1935, il accepte un poste de professeur de sociologie à l’université de Sao Paulo, au Brésil, qu’il rejoint après un long périple en mer. Pour le compte du Musée de l’homme de cette ville, il part, plusieurs mois durant, dans le Mato Grosso avec sa femme à la rencontre de tribus primitives : les Indiens Bororos et Caduevos, une expérience qu’il relatera dans Tristes Tropiques, le livre qui le rendra mondialement célèbre après guerre. « J’étais dans un état d’excitation intellectuelle intense. Je me sentais revivre les aventures des premiers voyageurs du XVIe siècle. Pour mon compte, je découvrais le Nouveau Monde. Tout me paraissait fabuleux : les paysages, les animaux, les plantes… », dira-t-il dans un livre d’entretiens.

Après d’autres expéditions, notamment chez les Tupi-Kawahib, descendants d’une culture en voie d’extinction, il retourne en France et se retrouve, en 1940, à Vichy pour demander son intégration au ministère de l’Éducation nationale, au moment même où sont promulguées les lois antisémites du régime de Pétain. « Je ne me rendais pas compte du danger… », expliquera-t-il bien des années plus tard en évoquant l’incroyable inconscience de sa jeunesse.

Fuyant la France de Vichy, Claude Lévi-Strauss débarque en 1941 à New York grâce à la Fondation Rockefeller qui organise le sauvetage des savants européens. Il y subira l’influence de l’anthropologie culturelle alors dominante aux États-Unis, incarnée notamment par l’anthropologue d’origine allemande Franz Boas. Lévi-Strauss s’inspirera des propositions théoriques de cette école pour définir la culture.

Influencée par la philosophie allemande, l’école culturaliste américaine conçoit la culture comme l’ensemble d’éléments, arts, loisirs, croyances, liens de parenté, etc., unissant une société et régulant son harmonie.

C’est là qu’il rencontre le grand linguiste Roman Jakobson dont il devient l’ami. « Je faisais du structuralisme sans le savoir. Jakobson m’a révélé l’existence d’un corps de doctrine déjà constitué en discipline : la linguistique […] Pour moi ce fut une illumination… » Le choc est fécond.

En 1943 Lévi-Strauss écrit Les Structures élémentaires de la parenté, qu’il publie en 1948 ; en même temps que La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara. Deux ouvrages où il tente de mettre en évidence les infrastructures inconscientes qui modèlent les relations familiales, notamment à travers la loi de l’inceste.

Structuralisme

Le structuralisme, dont Lévi-Strauss va devenir le pape, est né. Ni idéologie, ni explication du monde, le structuralisme prétend mettre au jour des normes et des lois qui régissent les relations sociales, le langage, la création artistique ou ces mythes auquel l’anthropologue français consacrera sa vie en étudiant les récits des Indiens d’Amérique du Nord et du Sud.

Amour de la nature

Si Lévi-Strauss est avant tout un savant, il est aussi un sensuel et un affectif.

Tristes Tropiques, qui paraît en 1955, est une déclaration d’amour aux peuples qu’on ne disait pas encore « premiers ». Dans Race et Histoire et Race et Culture, deux discours qu’il prononce à l’Unesco en 1952 et 1971, le penseur détruit les prétentions scientifiques du racisme et met à mal l’idée d’une civilisation unique fondée sur un progrès unilatéral dont l’Occident détiendrait le modèle. Pour lui, la culture, qui est la marque même de l’humanité, est différence, voire opposition.

Écologiste avant l’heure, Lévi-Strauss, qui enseigne à partir des années 1960 au Collège de France, est un prophète de l’antimondialisation heureuse. « L’humanité s’installe dans la monoculture, elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave », écrit-il dans Tristes Tropiques.

Au début de l’année 2005, il déclare lors d’une de ses rares apparitions à la télévision française : « Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne - si je puis dire - et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. »

De livre en livre (Le Cru et le Cuit, La Pensée sauvage, Le Totémisme, Mythologiques, Le Regard éloigné, Regarder, écouter, lire…), il élargit le champ de ses investigations, depuis la cuisine jusqu’à la musique, en passant par la ­littérature.

Un conservateur

S’il reste à l’écart des querelles idéologiques, il ne dédaigne pas la polémique. Critique à l’égard de Sartre et de l’existentialisme, qu’il qualifie de « métaphysique de midinette », il est hostile à Mai 68 et assume un conservatisme qui tranche avec les engagements socialistes de sa jeunesse.

Élu à l’Académie française en 1973, à la place de Montherlant qu’il admire, il conteste, au nom du respect du rituel, que des femmes y soient admises. Et il a, dans les années 1980, des mots durs pour Jack Lang et la « culture jeune ». Pour lui, la disparition des traditions va de pair avec l’uniformisation engendrée par une culture de masse.

Si sa démarche critique porte la marque de l’inquiétude occidentale, on peut dire qu’il y a chez Claude Lévi-Strauss, dont l’œuvre complète est parue cette année dans « la Pléiade », une certaine prédilection pour l’Orient et ses spiritualités. En témoignent les voyages au Japon qu’il effectua durant les années 1980 et son intérêt pour le bouddhisme et le shintoïsme. Un mode de pensée où l’homme et la nature ne sont pas dissociés. Comme chez les Amérindiens…

Apport à la tradition juive

A priori le judaïsme ne l’occupe guère. « Je me sens concerné par le sort d’Israël, affirmera-t-il des années plus tard, de la même façon qu’un Parisien conscient de ses origines bretonnes pourrait se sentir concerné par ce qui se passe en Irlande : ce sont des cousins éloignés... » C’est dommage car il y aurait eu des choses à dire...

Cependant, Lévi-Strauss nous a appris à regarder les « sauvages » avec un regard neuf, un regard de respect.

Un des problèmes du Judaïsme classique est son manque de considération, voire son rejet brutal et méprisant, des cultures dites « païennes », celles qui n’entreraient pas dans la catégorie des « fils de Noé   ».

Certains textes de la tradition considèrent que le païen, regardé comme immoral, ne mérite pas le respect absolu dû à la personne humaine. Il y a bien entendu dans ces textes une dimension polémique à remettre dans son contexte historique face à l’impérialisme pagano romain. Mais il y a aussi une question sur l’humanisme de l’autre qui hante la pensée juive.

Lévi-Strauss nous apprend à regarder autrement les cultures « autres », à les considérer, à les comprendre et les estimer pour la richesse qu’elles représentent. « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie » (Race et histoire p. 384)

Un juif contemporain, fort des travaux de Lévi-Strauss et de l’anthropologie moderne ne peut plus accepter de suivre à la lettre certains textes du Talmud   polémiques envers le « païen ». Nous savons aujourd’hui que celui-ci n’est pas moins moral que nous et que son système de croyance, pour étrange qu’il soit, ne manque pas de sens et mérite la considération.

Le Rabbin   Meiri   (13ème siècle) considérait que les non juifs qui l’entouraient étaient « civilisés » dans la mesure où ils avaient adopté le christianisme et en cela méritaient un respect total. Lévi-Strauss nous apprend que le problème n’est pas forcément chez le « païen » mais dans le regard que nous lui portons.

Plus besoin d’attendre que le « païen » entre dans le « chemin de la vérité », c’est-à-dire une forme de monothéisme moral pour mériter notre considération. Le « sauvage » n’en est plus un. La catégorie du « akoum », chère au Talmud   doit être repensée et ne saurait s’appliquer pour nous qu’à des civilisations fondamentalement mauvaises et à leurs seuls adeptes militants, le nazisme en demeurant la plus terrible incarnation.

Les textes du talmud   restent pertinents sur ces questions par les pistes de réflexions qu’ils soulèvent, mais le champ de leur interprétation s’est considérablement élargie. Notre regard n’est plus le même.

Mais Lévi-Strauss apporte également un éclairage sur les rites et notamment les rites qui pourraient sembler "absurdes" et le judaïsme n’en manque pas. Sur ce point également, ses écrits sont susceptible de nous aider à réfléchir sur notre judaïsme et à mieux en apprécier la richesse.

Levi Strauss nous a quitté le 31 octobre 2009

Yeshaya Dalsace

Citations

Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait.

L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave.

On ne fait jamais une société à partir d’un système. Une société quelconque est d’abord faite de son passé, de ses mœurs, de ses usages : ensemble de facteurs irrationnels contre quoi les idées théoriques s’acharnent.

Plus on se voue à l’ethnologie, plus on prend sur l’histoire de sa propre société un regard assez distancié et on se rend compte que des choses essentielles et dramatiques dans le présent ne compteront pas beaucoup dans la perspective de plusieurs siècles.

Liens

Y a t-il une spécificité juive en sciences sociales sur Akadem

Kaddish   pour Levi Strauss

Le rabbin   Josy Eisenberg déplore l’assimilation du grand anthropologue.

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