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Tora, Israël et comptabilité…

Tora, Israël et comptabilité…

Rivon Krygier -

Une tradition devenue très populaire soutient un fait plutôt stupéfiant : le total de la population des Hébreux recensée au sortir de l’Égypte était de six cents mille âmes, ce qui correspond aux 600.000 lettres qui composent les cinq livres de la Tora.

Cette similarité structurelle n’est pas seulement intrigante par sa « coïncidence » en ce qu’elle laisse entendre que la charpente intime du Pentateuque serait marquée du sceau divin ; elle induit aussi une conception théologique fondamentale. Israël est intrinsèquement ajusté à la Tora. [*Chaque lettre porte une âme comme chaque âme porte une lettre. Le tissage de ces mailles finit par constituer une sorte de corps vivant né de la symbiose entre le texte sacré et le peuple élu qui le lit et l’interprète inlassablement.*]

Comme Gueshom Scholem l’explique, cet enseignement provient des cabalistes de Safed (XVIe s.) tels Moshe Cordovéro, et Isaac Louria. Pour eux, cet isomorphisme se perpétue à travers les générations : « D’après les lois de la migration des âmes, et la division des étincelles dans lesquelles l’âme se disperse, il y aurait dans chaque génération ces 600.000 âmes. En conséquence, il y a 600.000 aspects et 600.000 explications dans la Tora. Correspondant à chacune de ces manières d’expliquer la Tora, la racine d’une âme existe en Israël. » Si l’on veut bien évoquer avec cela le fait que pour divers cabalistes, le grand nom de Dieu se déploie lui aussi en les 600.000 lettres de la Tora, se constitue alors par union mystique, une sorte de « trinité » juive, telle qu’elle se trouve exprimée dans une formule saisissante du Zohar : « Le Saint béni soit-Il, la Tora et Israël font un. »

Il en ressort un aspect peut-être inattendu qui ne manque pas d’attrait : [*si à chaque âme d’Israël correspond sa propre lettre dans la Tora, aucune d’elle ne doit manquer au rendez-vous. Elles doivent être toutes comptées car une lettre ne peut être effacée ou substituée sans invalider aussitôt l’ensemble.*] Un sefer (rouleau de) Tora auquel manque une seule lettre est « passoul » (impropre à la lecture).

C’est un thème qui a été abondamment développé dans la Hassidout Habad   (la pensée des « Loubavitch   »), cette idée que s’il manque un juif, il manque une étincelle divine, et de ce fait une portion de la Tora se trouverait lacunaire. En conséquence de quoi, il convient de tout faire pour sensibiliser les âmes égarées en les ramenant à la source dont elles sont en fait exilées malgré elles. Mais puis qu’il y a près de 14 millions de juifs dans le monde, qui sont les « vrais » 600.000 ? Faut-il prendre cet enseignement « à la lettre », de manière restrictive et élitiste ?

[*L’inconvénient avec ce type d’homologation –entre le nombre d’âmes et de lettres– comme d’ailleurs tout ce que l’on entend se dire sous forme d’énoncé sans référence précise, c’est l’abus ou l’usage tendancieux qu’on risque d’en faire.
*]

Pour l’éviter, il convient toujours de vérifier l’exactitude de l’assertion. Et pour le coup, on se heurte rapidement à quelques problèmes de comptabilité.

Au premier recensement de population des Hébreux opéré dans le désert par Moïse, tel qu’il apparaît au début du livre des Nombres, le total était de 603.550 personnes. C’est assez proche des 600.000 tous ronds évoqués par ailleurs en Exode 12,37-38. Somme toute, on peut voir entre les deux moments un accroissement naturel de population. Il n’en demeure pas moins que si ce chiffre est censé refléter l’ensemble des individus constituant l’entité « Israël », il pose de grosses difficultés.

En effet, le verset Nb 1,47 précise que les Lévites (et donc aussi les prêtres) ne furent pas dénombrés dans ce recensement. Cela fait 22.000 hommes (Nb 3,39), et non des moindres, laissés pour compte. Et surtout, aux dires même de la Tora, la recension n’incluait que ceux qui étaient aptes au service militaire, soit les hommes mâles, à partir de vingt ans et plus mais jusqu’à limite de capacité. Ce qui donc exclut du quorum les femmes les enfants, les adolescents, les infirmes et les vieillards. Quant à la source évoquée provenant du livre de l’Exode, elle ajoute que le chiffre des 600.000 n’incluait pas non plus la population non-juive qui avait décidé d’accompagner Israël dans ce périple et dont le nombre devait être très consistant bien qu’indéfini.

[*Du coup, pris à la lettre, l’enseignement établissant la correspondance mystique entre les âmes constituant Israël et les lettres de la Tora, déjà au moment de la sortie d’Égypte, renvoie dans les marges et oubliettes quelques millions de personnes…*]

Autre sujet de casse-tête déconcertant : [*on ne recense approximativement que 340.000 lettres dans la Tora et non 600.000…*]

Tentant de lever la contradiction, Menahem Azaria de Fano, un cabaliste italien du XVIe siècle, explique que la Tora dans sa forme première, c’est-à-dire telle qu’elle fut écrite en même temps qu’étaient gravées les premières tables de la loi, contenait bien les 600.000 lettres. Mais suite à la faute du veau d’or, la Tora connut une réduction dramatique la ramenant à 340.000 lettres. Il faut, dit-il, connaître le secret des combinaisons ou déclinaisons des lettres pour reconstituer le chiffre originel dans sa plénitude.

Une autre tentative de lever la contradiction mais dont je n’ai pu identifier la source consiste à soutenir que le compte des 600.000 est atteint en prenant en compte les espaces séparant les lettres ! C’est à condition de laisser de côté le fait que bien des textes de l’Antiquité jusqu’au moyen âge, juifs ou non, étaient le plus souvent écrits en scriptio continua, c’est-à-dire sans interstices entre les mots. Nahmanide   (XIIIe s.) dit tenir de tradition que tel était le cas de la Tora révélée au Sinaï, comme d’ailleurs en son antre céleste lorsqu’elle était encore écrite « feu noir sur feu blanc » !

[*Il n’y a donc ni 600.000 lettres, ni 600.000 âmes d’Israël dans la Tora.*] Que peut-on tirer de cette étrange « équation » ? Justement qu’[*elle ne prend sens qu’à partir de l’instant où l’on s’affranchit des contraintes arithmétiques.*] Il faut cesser de présenter la Tora écrite et orale comme un Tabernacle   dont toute l’architecture aurait été préfigurée au millimètre près, entretenant l’illusion que derrière des formulations sibyllines, se tiendrait un ordre immuable qui dévoilé vaudrait pour preuve implacable de la véracité de son message, et de l’autorité divine des ses tenants.

Faut-il alors en conclure à l’inverse que décidément en exégèse juive, on peut tout dire et n’importe quoi, du moment qu’on s’oblige à quelques contorsions pour retomber sur ses pattes ? Non, si on cesse de dépasser les facéties apologétiques et opportunistes pour s’attacher à tirer la haute valeur typologique ou symbolique de l’enseignement, y compris en toute lucidité, avec les asymétries et déséquilibres qu’il recèle.

Si les 340.000 lettres peuvent être autant de points d’ancrage des 600.000 âmes, elles peuvent aussi l’être pour l’ensemble du peuple, hommes femmes, enfants et vieillards, lévites et laïcs, non-juifs s’adjoignant, qui voudraient y trouver leur place, et pour l’ensemble des générations.

Et si les blancs interstices qui se sont invités sur les parchemins au fil des âges comptent désormais autant que les lettres noires, c’est aussi pour y inclure tous ceux sont en questionnement, en doute, en silence, en recherche, en revendication. Les vides entre les lettres, comme déjà ceux entre les lignes et ceux prévus par les tabulations massorétiques , ouvre des marges de manœuvre, invite à l’inventivité du commentaire et au rayonnement de la lumière, comme le laisse déjà entendre une source cabalistique parmi bien d’autres : « Voyez : l’obscurité, c’est le noir de la Tora [les lignes écrites] et la lumière, c’est le blanc de la Tora [ce qui est entre les lignes] . En somme, il s’agit de se féliciter de l’inadéquation des chiffres et de l’indéterminisme qu’elle suppose. Les cabalistes le savaient en quelque façon, eux qui ont inclus toutes les générations et pris en compte des combinaisons de lettres pour les ajuster aux 600.000.

[*L’ajustement entre cet Israël qui se déploie à travers le temps et l’espace et la Tora n’est pas chiffrable, prédéfini, comme pour un emboîtement mécanique ou le résultat d’une formule mais comme une équation à multiples inconnues et variantes qui sans cesse requiert adéquation.*]

Le rapport à la lettre de la Tora doit être saillant et pluriel, tendu et passionnel sans quoi la Tora se dégrade en lettre morte et embrigadement de légionnaires.

Enfin si la leçon symbolique est que la place accordée à chaque âme est ce qui garantit la pleine révélation de la Tora, elle fait de l’unité organique d’Israël, par delà la pluralité de ses expressions, une condition de son salut comme l’enseigne magnifiquement le midrach   : « ‘‘Vous vous tenez tous aujourd’hui devant Dieu’’ (Dt 29,9). Quand cela se passera-t-il ? Lorsque vous ne formerez plus qu’un seul faisceau de roseaux car quand un homme noue un lien pour former une botte, il ne peut se produire aucune brisure tandis que s’il prenait chaque roseau isolément, même un jeune enfant pourrait les briser. De même sache qu’Israël ne connaîtra la rédemption que lorsque tout le peuple ne formera plus qu’un seul faisceau, ainsi qu’il est dit : ‘‘En ces jours-là, la maison de Juda ira vers la maison d’Israël, ensemble’’ (Jr 3,18), car c’est en étant liés qu’ils peuvent accueillir la face irradiante de la Chekhina  . »

(Midrach   Tanhouma, Nitsavim, § 1.)

Rivon Krygier

Rabbin   Massorti   à Paris

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