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Commentaires sur la parasha Vayehi

Commentaires sur la parasha Vayehi

Fin de la Genèse.

Le goût et la traduction

Quelle double part pour Joseph ? Analyse d’une double interprétation.

Le Judaïsme est une tradition vivante.

Le don de la Torah n’a pas été un événement limité dans le temps, mais est au contraire un rendez-vous qui se répète chaque jour, si nous le désirons et que nous trouvons la voie pour nous trouver, nous aussi, au pied du mont Sinaï.

Mais cette rencontre répétée est, en même temps, à chaque fois différente, justement parce que le Judaïsme est une tradition vivante. Notre réception de la Torah ne se fait plus de manière directe, mais à travers ce que nous avons appris de nos différents maîtres, et que eux mêmes tenaient de leurs propres maîtres.

Chaque génération reçoit, rajoute et retransmet.

Telle est la signification profonde du début fameux du premier chapitre du traité des Pères : "Moshé kibel torah misinaï oumasroua liyéhoshoua …" (Moïse a reçu la Torah du Mont Sinaï et l’a transmise à Josué).

Alors que cette semaine nous terminons le premier livre du Pentateuque, avec la Parasha   Vayechi, c’est l’occasion pour nous de nous pencher sur deux traditions de commentaire, souvent ignorées du public, et qui pourtant on servit de base à la réflexion de nombre de nos grands commentateurs.

La première est constituée par les taamé hamikra, les signes de lecture qui, comme l’indique la traduction littérale (taam = goût), donnent un sens à notre décodage du texte. Ces signes, qui permettent la cantillation du texte, viennent, dans le même temps, découper chaque verset en séquences porteuses de sens.

L’autre tradition est celle du Targoum, de la traduction en araméen, sur laquelle les maîtres des générations se sont appuyés pour leurs introspections. Deux traductions sont surtout reconnues et utilisées, celle d’Onkelos haguèr et celle de Yonathan ben Ouziel.

L’un des versets de notre parasha   est commenté par Rashi   de deux manières.

Il s’agit du verset 22 du chapitre 48 de la Genèse, dont nous rappellerons tout d’abord le contexte : Jacob étant tombé malade, Joseph accoure à son chevet, accompagné par ses deux fils, Ephraïm et Ménashé. Jacob bénit ceux-ci, après les avoir adoptés comme ses propres enfants, ce qui revient à donner une double part d’héritage à Joseph au détriment de ses frères.

La scène s’achève par notre verset qui s’énonce ainsi en hébreu : "Vaani natati lekha shkhém achad al achékha asher lakakhti miyad haémori bécharbi oubékashti".

Deux possibilités s’offrent à nous pour lire ce verset.

La première est la suivante : "Et moi je t’ai donné "shkhém", une en plus par rapport à tes frères, que j’avais pris des mains de l’Amoréen par mon épée et par mon arc". Rashi   débute son commentaire en choisissant cette voie : "Shkhem vraiment, elle sera pour toi une part supplémentaire par rapport à tes frères". Il s’appuie là sur la traduction de Yonathan qui précise "yat karta dishkhém", "cette ville de Sichem", que l’on appelle en français Naplouse. [*Selon cette lecture, Jacob a donc rajouté à Joseph, en plus de la double part, la ville de Sichem comme bien propre supplémentaire.*]

L’autre lecture possible réunit les mots Shkhém et achad : "Et moi je t’ai donné une "shkhém" par rapport à tes frères, …". C’est cette lecture que nous entendons à la synagogue, comme indiqué par les taamé hamikra, et Rashi   amène cette possibilité dans la suite de son commentaire : "Autre chose : shchém achad, il s’agit du droit d’aînesse car ses fils ont pris deux parts, et le mot shkhém a la signification "part" comme indiqué dans la traduction d’Onkélos et dans d’autres endroits de la Bible". [*Il n’est donc plus question de la donation de la ville de Sichem, mais d’un rappel de l’héritage supplémentaire reçu juste auparavant par Joseph.*]

Arrivé à ce point, certains lecteurs se demanderont peut-être quelle est l’intérêt de cette dispute de lecture du verset. Après tout, dans un cas comme dans l’autre, Joseph a été avantagé par Jacob, et c’est ce que la Torah veut nous dire. Cependant, l’objet de cette différence de compréhension est loin d’être négligeable. La ville de Sichem (Naplouse) a été amené par la suite à jouer un rôle important dans l’histoire du peuple d’Israël. C’est là en effet qu’après la mort du roi Salomon a eu lieu le Schisme, qui a coupé l’empire en deux royaumes et a détruit l’unité d’Israël.

Quelle est la responsabilité, dans l’enchaînement des événements, de notre ancêtre Jacob ?

L’interprétation du Targoum Yonathan est claire : le choix de l’aîné était un privilège de Jacob, et son choix des enfants de Joseph peut-être compréhensible. Mais la faute de Jacob est d’avoir rajouté la ville de Sichem, déséquilibrant les rapports entre les enfants d’Israël, et faisant de cette ville le lieu de la confrontation jusqu’au schisme final.

L’autre regard, celui des signes de cantillation, absout Jacob de cette faute. Il renvoie la cause du Schisme à un autre facteur, non précisé ici, et fait de la ville de Sichem un endroit comme un autre, que le hasard des aléas historiques a transformé en lieu de brisure de l’unité.

Mais alors, [*pourquoi Rashi   ne choisit-il pas entre les deux interprétations ?*] C’est qu’il sait que notre tradition peut être porteuse de propositions différentes. C’est vrai sur le plan de la Loi, et les disputes entre Rabbins   du Talmud   à propos de son interprétation sont là pour le prouver. Mais c’est vrai également au niveau de la symbolique des parties historiques de la Torah.

L’histoire n’est pas, pour le Judaïsme, une simple répétition du passé, et si, selon la célèbre formule "les actes des Pères sont un signe pour les enfants", cela ne signifie pas que nous vivions dans un déterminisme absolu. Pour sauver l’unité d’Israël, quel choix ferons-nous dans notre lecture de notre propre actualité d’aujourd’hui ? Celui de la lecture géographique seulement, comme le propose le Targoum Yonathan, ou bien celui d’une lecture analysant les rapports humains tels qu’ils sont, comme nous le propose ces donneurs de goût que sont les Taamé hamikra ?

Rabbin   Alain Michel – Rabbin   Massorti   à Jérusalem et historien

copyright Jerusalem Post

Force du Midrash  

Le littéralisme ou le fondamentalisme sont une malédiction pour l’humanité ; seule l’interprétation – le midrach   – peut nous aider à inventer les chemins de la vie.

Nous en avons un bon exemple dans notre parachah, où se répète terme à terme un épisode qui avait déjà eu lieu avec Noé, mais cette fois avec Jacob-Israël. Et les résultats sont diamétralement opposés…

Au sortir de l’arche, Dieu avait ordonné à Noé et à ses fils de fructifier et de se multiplier (Genèse 9,7) pour repeupler la terre. Noé aurait donc dû avoir encore des enfants, outre Chem, Ham et Japhet. Or il n’en eut plus, sans doute à cause de Ham, car « Ham, le père de Canaan, a vu la nudité de son père » (Genèse 9,22). Selon Lévitique 18,8, et 20,17, cette expression peut tout simplement signifier que Ham a couché avec sa mère, et qu’il l’a par ce fait même interdite à son père. D’où le fait que Noé n’ait plus jamais eu d’enfants, malgré l’ordre donné par Dieu lui-même.

C’est sans doute pour cette raison que la réaction de Noé est si brusque et si brutale lorsqu’ayant cuvé son vin, il se rend compte de ce que son fils a fait. Il s’écrie alors : « Maudit (ou honni) soit Canaan, esclave d’esclaves il sera pour ses frères » (Genèse 9,25). N’est-ce pas cette phrase qu’on a utilisé jusqu’il y a peu pour justifier l’apartheid en prétendant que les africains seraient des descendants de Ham ? Or ce n’est pas Ham qui est maudit, mais Canaan, qui n’a rien à voir avec les africains, puisqu’il vit en Asie, au Moyen-Orient.

Mais pourquoi le maudire lui et pas son père qui a fait la faute ? Peut-être parce que cette histoire nous raconte comment Ham est devenu le père de Canaan, et comment il est donc maudit à travers le fils qui va lui naître – ce serait pour cette raison que dès qu’on parle de Ham dans cet épisode, on souligne le fait qu’il est le « père de Canaan » (Genèse 9,18 et 33). En tant que fruit d’un inceste, Canaan va en effet devenir un enfant exclu (honni) de toute généalogie possible : il sera le frère de son père, l’oncle de ses frères, le frère de ses oncles ; il sera en même temps fils et petit-fils de sa mère… Tout sera brouillé et mélangé en lui, il n’aura pas d’épine dorsale, ne pourra pas s’identifier et se poser dans l’ordre de la parole et du discours : il sera un inclassable, un paria, un hors norme. Il ne pourra donc pas avoir de statut reconnu dans la société, s’inscrire dans le tissu humain normal de l’humanité.

Or Noé, à son réveil, est dépité, car on lui a volé toute manière de réaliser la parole divine et d’ainsi relancer l’histoire – du moins c’est ce qu’il croit. Cette parole – qui était une promesse et une exigence – devient ainsi pour lui le constat de son échec et de sa perdition. Il se contente dès lors de constater cette exclusion de la généalogie que signifie l’inceste, et dans sa bouche, cette constatation devient une malédiction, une sortie irrémédiable de la société humaine normale et la déchéance dans un statut humain inférieur : il ne pourra plus qu’être esclave d’esclaves, un moins que rien, un va-nu-pieds, un maudit. C’est un jugement sans appel. Le constat d’un échec définitif.

Fallait-il qu’il en aille nécessairement ainsi ? Car qui nous dit que Noé a bien fait de parler ainsi, qu’il a eu raison ? Et lorsqu’Abraham est invité par Dieu à partir de son pays sans que celui-ci ne lui dise lequel (Genèse 12,1), pourquoi choisit-il d’aller précisément vers la terre de Canaan (Genèse 12,5), avant que Dieu ne ratifie son choix (Genèse 12,7) ? N’est-ce par pour réparer ce mésusage de la parole qui maudit et bloque, alors qu’elle est faite pour ouvrir et relancer l’histoire ?

Car une mésaventure très semblable arrive à Jacob. A son retour de Haran, Dieu se révèle en effet à lui à Beitel, lui annonce que son nom sera désormais aussi Israël, et dans la foulée lui ordonne de fructifier et de multiplier (Genèse 35,11), comme il l’avait fait avec Noé. Et Jacob lui non plus n’aura plus d’enfants. Pourquoi ? Car tout de suite après, Rachel donne naissance à Benjamin – qui était donc déjà en route avant l’ordre reçu de Dieu par Jacob -, et meurt tragiquement en couche (Genèse 35,18). Il ne peut donc plus avoir d’enfants avec elle, la seule femme qu’il ait jamais aimé. Il va donc peut-être se tourner vers sa servante, Bilah, pour emménager avec elle, au détriment de Léa… C’est ce moment que choisit Ruben, le fils aîné de Jacob, pour « coucher avec Bilah, la concubine de son père » (Genèse 35,22). A nouveau un inceste…

Or que fait Jacob lorsqu’il apprend la nouvelle ? Il entend, il n’exclut ni ne maudit personne, mais il a compris le message et il n’aura plus d’autres enfants, peut-être pour ne pas rouvrir la guerre entre les frères. Comme dit le texte : « Israël entendit (ce que Ruben avait fait). Les fils de Jacob furent douze. Les fils de Léa, l’aîné de Jacob, Ruben, Chim’on, Lévi, Judah… » (Genèse 35,22-23). Ruben reste donc fils et aîné de Jacob, il n’est pas exclu, mais le texte nous fait comprendre que Jacob s’est arrêté dès ce moment d’enfanter : il n’y aura pas de treizième. Constat d’un échec ? Renversement d’une parole qui bénit et exige, en malédiction et en exclusion ?

Non. Car Jacob va inventer un chemin détourné – d’où son nom Jacob ? – pour être digne de son nom Israël, et accomplir malgré tout l’ordre de Dieu. Il y aura donc bien finalement treize fils de Jacob, et donc treize tribus d’Israël… Comment ?

C’est ce que nous raconte le début de notre parachah, et que nous ne pouvons comprendre qu’avec ce qui précède : si Jacob ne peut plus avoir d’enfants physiquement, il va avoir deux enfants en plus – et donc fructifier et multiplier – en adoptant deux de ces petits-fils, les fils de Joseph, Ephraïm et Manassé (qui viendront en lieu et place de Joseph : 12-1+2=13…).

C’est ce que Jacob explique à Joseph : « El Chaday m’est apparu à Louz en terre de Canaan (sic !), il m’a béni et il m’a dit : voici que je vais te faire fructifier et multiplier (…) Et maintenant, tes deux fils qui te sont nés en terre d’Egypte jusqu’à ce que je vienne à toi en Egypte, ils sont à moi ; Ephraïm et Manassé seront pour moi comme Ruben et Chim’on (…) Apporte-les moi et je les bénirai » (Genèse 48,3-9).

De la sorte, non seulement Jacob lève la malédiction de Canaan, puisqu’il en fait un lieu de bénédiction - non seulement donc il ne maudit personne en ne cherchant pas à enfermer la parole et son pouvoir dans une pure constatation de fait, dans la pure évidence que transporte son énoncé -, mais en plus il rouvre les portes de la bénédiction et de la vie en inventant l’adoption, c’est-à-dire non plus la filiation naturelle, mais la filiation légale, qui lui permet d’accomplir l’ordre divin et de relancer ainsi l’histoire par-delà ses impasses et ses échecs.

Ce qui aurait pu devenir aussi une malédiction si l’on s’était contenté de constater le fait d’un échec, c’est ainsi retourné en source de vie et de bénédiction, grâce à l’interprétation nouvelle – au midrach   – que Jacob a osé faire de la parole divine. C’est ainsi par l’ouverture à l’interprétation de la parole divine que celle-ci devient une véritable bénédiction, alors qu’elle est tout son contraire lorsqu’on la restreint à n’être que la constatation d’un fait, la description de la réalité, des mots qui ne renvoient qu’à un référent fixe et déterminé, visible et maîtrisable… On pervertit ainsi l’appel divin en le fermant sur ce que l’on voit, sur l’évidence qui nous habite et nous fige, plutôt que de le laisser retentir infiniment vers l’au-delà de nous-mêmes auquel il nous convie : la vie.

Yedidiah Robberechts

Vayehi

וַיְבָרְכֵם בַּיּוֹם הַהוּא, לֵאמוֹר, בְּךָ יְבָרֵךְ יִשְׂרָאֵל לֵאמֹר, יְשִׂמְךָ אֱלֹהִים כְּאֶפְרַיִם וְכִמְנַשֶּׁה ; וַיָּשֶׂם אֶת-אֶפְרַיִם, לִפְנֵי מְנַשֶּׁה.
« Il les bénit alors et il dit : "Israël te nommera dans ses bénédictions, en disant : Dieu te fasse devenir comme Éphraïm et comme Manassé !" II plaça ainsi Éphraïm avant Manassé. »
Vayehi est la dernière paracha   de la Genèse, qui voit la répétition d’une scène qui apparaît régulièrement dans la Torah : celle où un patriarche, se sentant mourir, appelle son/ses fils pour leur léguer son testament spirituel sous forme de bénédiction.
La dernière fois qu’une telle scène avait eu lieu, c’était quelques années plus tôt (à la paracha   Toledot), et Yaakov en était l’un des principaux protagonistes. Cette fois, il en est l’initiateur et l’organisateur. Avec son père Itzhak, cela s’était très mal passé, et la famille avait littéralement explosé. On imagine aisément que Yaakov est désireux de ne pas reproduire les erreurs de son père, et de ne pas faire de sa mort l’occasion d’une guerre de succession, un conflit de plus au sein de cette famille qui a déjà tellement souffert.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le soin minutieux avec lequel la Torah nous relate les moindres petits détails de la scène, tous pensés et pesés par Yaakov, qui tient à montrer que bien que ses yeux soient « alourdis par la vieillesse », il n’est pas aussi aveugle que l’était son père. Il est le véritable maître de cérémonie, et sait ce qu’il fait.
Le premier fils que Yaakov convoque à son chevet est Yossef, mais ce n’est pas à lui directement qu’il donne la bénédiction. Il souhaite adopter publiquement ses deux fils, Manassé et Ephraïm, afin qu’ils soient intégrés dans la famille et ne soient pas rejetés. Dans un geste resté célèbre, il inverse le statut des enfants, et bénit le cadet de sa main droite et l’aîné de la main gauche. Pourquoi ? L’explication qu’il donne est d’ordre prophétique : dans la descendance d’Ephraïm se trouveront des personnages plus importants que dans la lignée de Manassé.
Mais dans le contexte de la Genèse, livre dans lequel à chaque génération depuis Caïn et Abel on trouve des conflits entre frères, et où, au sujet de la succession, c’est systématiquement le cadet qui hérite au détriment de son ainé (à l’encontre de tous les usages), ce geste, et la bénédiction qui l’accompagne, est beaucoup plus signifiant.
Il veut dire qu’à partir de maintenant, lorsque les hébreux béniront leurs enfants, ils leur souhaiteront d’être comme Ephraïm et comme Manassé. C’est-à-dire d’être à l’image de ces deux frères qui acceptèrent de mettre de côté leur statut de naissance pour considérer leur seule individualité. Seules les qualités et les mérites de chacun décideront de la place dans la hiérarchie, et pas la naissance.
Plus que cela : la bénédiction est que chaque individu se ressemble à lui-même, avant de se comparer aux autres (et d’éventuellement chercher à les dépasser).
Telle est l’ambition que Yaakov/Israël souhaite à ses descendants : cherchez avant tout à être fidèles à vous-mêmes. Le reste suivra.

Rabbin   David Touboul

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