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Histoire de la langue hébraïque

Histoire de la langue hébraïque

L’hébreu est aujourd’hui une langue extrêmement vivante parlée par plus de six millions de locuteurs, essentiellement dans l’Etat d’Israël. Ce constat peut paraître banal alors qu’il est l’aboutissement d’une histoire en tous points exceptionnelle.

Pour résumer celle-ci en un mot : l’hébreu est la seule langue au monde qui ait ressuscité. Il s’agit d’une véritable résurrection et non d’une renaissance à la manière de celle qui a affecté divers idiomes européens au XIXème siècle lorsqu’ils sont passés du statut de langue populaire à celui de langue littéraire.

L’hébreu seul a fait le chemin en sens inverse. Réputé langue savante et langue morte puisqu’il était associé à la Bible, il s’est peu à peu, dès la fin du XIXème siècle, ouvert aux besoins de la vie quotidienne et est devenu la langue maternelle de nouvelles générations. Ce parcours, qui n’a aucun parallèle, est de toute évidence lié à l’histoire d’un peuple au destin lui-même très particulier, celle du peuple juif. Nous le suivrons ici sur trois millénaires.

L’émergence de l’hébreu

Le nom de la langue hébraïque (ivrit) est absent de toute la Bible. Le premier “Hébreu” (i-vri) est Abraham, venu d’au-delà (ever) du Fleuve, c’est-à-dire de l’Euphrate. Par la suite d’autres personnages (Joseph, Jonas) se présentent comme “hébreux” face à des étrangers, mais entre eux les descendants du patriarche Jacob qui a pour autre nom Israël se nomment Bené Israël.

Si l’on suit l’histoire biblique, que l’on ne peut examiner de façon critique dans ce cadre, le nom d’“Hébreux” est généralement appliqué aux douze tribus sorties d’Egypte sous la conduite de Moïse et entrés en Canaan sous celle de Josué, puis aux habitants du royaume de Saül, David et Salomon. Après la mort de ce dernier, se produit un schisme qui scinde en deux l’ancien royaume d’Israël : seul le nord qui rassemble dix tribus conserve ce nom, le sud devient le royaume de Juda qui réunit les tribus de Juda et Benjamin. Les invasions assyriennes puis babyloniennes qui déferlent sur la région entraînent la destruction du royaume du nord en -722 et celle du royaume du sud en -586.

Les textes bibliques qui nous rapportent ces épisodes se préoccupent peu des langues parlées alors, sauf dans un cas : lorsque les troupes assyriennes assiègent Jérusalem sous le règne d’Ezéchias en -701, il est dit que leurs chefs essaient de démoraliser la population de la ville en lui parlant “judéen” (yehudit). Cette langue est évidemment de l’hébreu mais c’est probablement sa forme dialectale propre au sud qui est visée ici : la langue des Judéens, Yehudim, qui en français sont devenus les “juifs”.

Depuis quand l’hébreu existait-il en tant que langue indépendante et langue d’un peuple ? C’est difficile à dire. La philologie moderne a reconstitué toute une famille de langues proche-orientales incluant notamment l’hébreu, le phénicien, l’araméen, l’arabe et la majeure partie des langues éthiopiennes, à laquelle a été donné en 1781 le nom de “sémitique”. Cette famille s’est enrichie entre 1850 et 1970 de nouvelles découvertes archéologiques sur le territoire de l’Irak (akkadien ou assyro-babylonien) et de la Syrie (ougaritique, éblaïte), mais aucun peuple ne s’est jamais appelé “sémitique”. Cet adjectif dérive du nom de Sem, un des fils de Noé  , dans la descendance duquel on trouve (en Genèse X) des noms (Aram, Ever, etc) qui rappellent l’araméen, l’hébreu ou l’arabe, mais il faut noter que ceux qui évoquent la Phénicie sont classés sous le nom du troisième fils Cham, alors que le phénicien est très proche de l’hébreu.

Le nom de “sémitique” n’a donc aucune prétention à la rigueur ; il se voulait simplement à l’origine un terme commode, permettant de préciser la dénomination “langues orientales” en vigueur jusque là pour désigner des ensembles fort disparates. Nul ne pouvait prévoir l’usage qui allait en être fait à partir de la fin du XIXème siècle quand l’Allemand W. Marr inventa le mot “Antisemitismus” (1879).

Dans le courant du IIème millénaire av. J.C., les langues dites “sémitiques” apparaissent déjà différenciées et commencent à se répandre sous forme écrite. Certaines utilisent l’écriture syllabique adaptées du sumérien, d’autres recourent à l’alphabet dont les premières tentatives semblent se situer vers -1500 dans le Sinaï (écriture protosinaïtique) et à Ougarit. L’écriture alphabétique apparaît vers -1300 sur des pointes de flèches dans des inscriptions dites protocananéennes, puis en Phénicie vers -1100. On n’a pas d’inscriptions hébraïques avant -950 (calendrier de Gezer), ce qui ne signifie pas que l’hébreu n’ait pas été en usage bien avant, notamment sous une forme poétique qui a laissé des traces dans la Bible.

Toutes les inscriptions hébraïques précédant l’exil des Judéens à Babylone (-586) utilisent une écriture alphabétique très semblable à l’écriture phénicienne. La langue est celle des livres historiques de la Bible.

C’est donc dans la première moitié du Ier millénaire avant l’ère commune que l’hébreu acquiert une visibilité parmi les autres langues du Proche-Orient.

L’hébreu de la Bible

S’il n’avait pas produit ce monument littéraire et religieux considérable que nous appelons “la Bible”, l’hébreu serait resté un dialecte cananéen comme un autre. Mais “le Livre” est en réalité une bibliothèque constituée au cours de plusieurs siècles. La tradition hébraïque la divise en trois dont la valeur sacrée va en décroissant : Torah, Neviim (Prophètes), Ketouvim (Ecrits).

La Torah (sous son nom grec Pentateuque) comprend les cinq livres attribués à Moïse ; la section des Prophètes inclut dans le canon hébraïque des livres historiques (Josué, Juges, Samuel, Rois) ainsi que des prophètes proprement dits qui vont du VIIIème siècle (Amos, Osée), au Vème siècle, après le retour de l’exil de Babylone (Aggée, Zacharie, Malachie), en passant par les trois “grands prophètes” Isaïe, Jérémie, Ezéchiel ; les Ecrits ou Hagiographes rassemblent une littérature très variée : poétique (Psaumes, Cantique des Cantiques, Lamentations   de Jérémie), sapientielle (Proverbes, Job), historique (Esdras, Néhémie, Chroniques), ainsi que le livre de Daniel – le plus récent puisqu’il est datable de -167 environ – mis au rang des grands prophètes dans les Bibles chrétiennes.

Mis à part quelques prophètes qui se datent par leur contenu même, il est très difficile d’attribuer une date précise aux textes bibliques. Une tradition orale ou des chroniques royales peuvent avoir précédé de plusieurs siècles leur rédaction définitive. La datation des “cinq livres de Moïse” est la plus complexe. L’âge de leurs différentes sources occupe la critique biblique depuis qu’en 1753 le médecin de Louis XV Jean Astruc a établi une distinction entre celles qui désignent Dieu par le tétragramme YHWH ou par le nom Elohim. Les recherches de l’école allemande du XIXème siècle ont abouti à distinguer quatre traditions : yahviste, elohiste, deutéronomiste et sacerdotale désignées respectivement par les lettres J E D et P, mais les découpages trop systématiques du texte restent hypothétiques.

L’exil des Judéens à Babylone a certainement entraîné des modifications de leur langue, de sorte que l’on distingue souvent l’hébreu préexilique de l’hébreu postexilique (i.e. postérieur à l’édit de Cyrus -538 qui permit le retour de l’élite déportée par Nabuchodonosor en Babylonie).

En Babylonie, les Judéens se trouvèrent en effet au contact non seulement du néo-babylonien, mais aussi de l’araméen qui commençait à s’y répandre à la faveur de son écriture alphabétique. C’est l’écriture araméenne dite “carrée” qui fut préférée après l’exil au vieil alphabet hébreu proche du phénicien, d’autant que pendant toute la période perse l’araméen dit “d’empire” domina tout le Proche-Orient. Certains livres bibliques tardifs comme Esdras, Néhémie, Esther comportent des emprunts non seulement à l’araméen, mais au persan. D’autres, comme le Cantique des Cantiques et Qohelet (Ecclésiaste), introduisent des formules nouvelles que l’on pense plus proches du parler populaire.

Ainsi, il est clair que l’hébreu de la Bible a connu une certaine évolution au fil des siècles tant sur le plan du vocabulaire que de la syntaxe. Pris globalement est-il une langue riche ou pauvre ? Il comporte, certes, de nombreux synonymes, mais c’est dans des domaines bien particuliers, celui des notions morales ou religieuses, des sentiments, des paysages et des animaux familiers. Il ne connaît pas l’abstraction, les termes philosophiques ou scientifiques. Il utilise peu d’adjectifs et d’adverbes, de sorte qu’il ne tombe jamais dans le style fleuri qu’on attribue à l’Orient.

Au total la Bible ne compte que 8 000 termes différents sur un total de 300 000 mots, et parmi eux 2 000 sont des hapax qui n’apparaissent qu’une fois de sorte que leur sens est parfois difficile à déterminer. Comme dans les autres langues “sémitiques” la racine des mots est apparente. À partir d’une même racine, par le jeu des procédés de dérivation, on peut exprimer diverses notions qui ailleurs exigeraient des racines différentes, par exemple : voir, paraître, sembler, montrer, pourvoir à, regard, forme, apparence, miroir. On compte à peine 500 racines hébraïques, mais chacune d’elles a de nombreuses virtualités. La plupart ne sont encore qu’incomplètement exploitées en hébreu biblique ; ainsi le champ des possibles reste ouvert pour l’avenir.

L’hébreu du Talmud  

C’est, semble-t-il, au IIème siècle avant l’ère commune que commença à se constituer la “Loi orale” (Torah she-bé‘al pé). On sait par l’historien Flavius Josèphe (37-100 ?) que deux camps s’opposaient alors sur cette question à l’intérieur même du judaïsme : les Sadducéens tenants de la seule Loi écrite et les Pharisiens qui ajoutaient à celles-ci un certain nombre de traditions et d’exégèses qu’ils nommaient “Loi orale”. Celle-ci s’enseignait dans leurs écoles très réputées et s’enrichissait à chaque génération de l’apport de nouveaux maîtres. L’araméen commençait alors à concurrencer l’hébreu dans la vie quotidienne, mais il semble que dans la région de Jérusalem ces écoles continuaient de recourir à l’hébreu, un hébreu qui tendait de plus en plus à s’écarter des formes écrites de la Bible. Celles-ci pouvaient cependant subsister plus ou moins artificiellement ; c’est ce que confirment la découverte des manuscrits de la mer Morte parmi lesquels des textes inconnus sont rédigés en hébreu selon des modèles bibliques.

La situation linguistique au Ier siècle pouvait varier suivant les régions. Ainsi il semble que la Galilée n’ait parlé qu’araméen ; c’est d’ailleurs en araméen que sont rapportées certaines paroles attribuées à Jésus dans les Evangiles de Marc et Matthieu. Les îlots d’hébreu qui devaient subsister en Judée, en furent déracinés après deux guerres très meurtrières contre Rome (66-70 et 132-135). Les sages   qui contribuaient à l’enrichissement de la Loi orale émigrèrent d’abord vers la plaine côtière en 70, puis vers la Galilée en 135, après la révolte menée par un chef charismatique surnommé Bar Kokhba, “le fils de l’étoile”. Des lettres signées de ce personnage ont été retrouvées dans le désert de Judée en 1950 et 1952, certaines en hébreu, d’autres en araméen et d’autres en grec. Cela semble donc attester d’un véritable trilinguisme parmi les juifs de ce temps. La présence du grec n’a rien d’étonnant car cette langue avait pénétré dans la région après les conquêtes d’Alexandre et était restée la langue officielle de l’empire romain en Orient. Quant à l’hébreu, il était encore assez vivant au début du IIème siècle pour servir de langue épistolaire, mais ses locuteurs subirent la répression romaine et périrent en masse.

Vers l’an 200, alors que des écoles s’étaient reconstituées en Galilée, le patriarche Rabbi Juda Ha-Nassi (le Prince) dit “Rabbi” entreprit de rassembler et classer toutes les traditions orales parvenues jusqu’à lui dans la Michna  . Ce corpus, rédigé dans cet hébreu tardif que l’on appelle “hébreu mishnique” ou “langue des sages  ”, sert de base au Talmud  , ou plus exactement aux deux Talmuds : le Talmud   dit “de Jérusalem”, bien qu’il ait été constitué dans les écoles de Galilée à la fin du IVème siècle, et le Talmud   de Babylone rassemblé dans les académies de Soura et Poumbedita à la fin du Vème siècle. La base commune est assortie de discussions rabbiniques en araméen galiléen pour l’un, babylonien pour l’autre, qui forment ce que l’on appelle la Guemara (Mishna   + Guemara = Talmud  , tous ces termes signifiant d’ailleurs “enseignement”).

Le fait que la Guemara du Talmud   de Jérusalem soit rédigée en araméen prouve que l’hébreu était sorti de l’usage en Palestine dès le IIIème siècle. Rabbi avait senti venir le danger puisqu’il s’insurgeait contre l’emploi de l’araméen et proposant de s’en tenir à deux langues nobles : “la langue sacrée” et le grec qui était indispensable pour les relations avec le pouvoir romain. Il était sans doute trop tard en Galilée, vers 200, pour opérer ce retour à l’hébreu.

L’hébreu en exil

L’hébreu ne disparut pas pour autant. Pour préserver fidèlement la lecture correcte du texte biblique on inventa un système de notation des voyelles au moyen de points et de traits. Celui qui est toujours en vigueur est le système de Tibériade qui remonte au VIIIème siècle.

Il y avait déjà depuis plusieurs siècles une importante diaspora juive. Outre celle de Babylonie dont la langue était l’araméen, les communautés juives étaient concentrées autour du Bassin méditerranéen et pratiquaient le grec. C’est dans le plus prestigieux des foyers culturels hellénistiques, Alexandrie, qu’avait fleuri la communauté juive hellénophone la plus brillante. Elle avait traduit la Torah en grec dès le IIIème siècle av. et plus tard d’autres textes juifs qui ne sont pas tous entrés dans le canon biblique ; la Bible grecque (la Septante), devait ouvrir la voie à l’expansion du christianisme. C’est d’Alexandrie aussi qu’était issu le fameux philosophe Philon qui appliqua à la Bible l’exégèse allégorique. Peu après, les communautés d’Egypte, de Cyrénaïque et de Chypre furent anéanties, entre 115 et 117, à la suite d’un soulèvement local sur lequel on est mal renseignés.

Restaient du moins les communautés d’Asie Mineure et de Grèce, dont plusieurs avaient été visitées vers 50 par Paul de Tarse, et celle de Rome, formée majoritairement de juifs orientaux. Les inscriptions synagogales ou funéraires du début de l’ère courante trouvées dans ces régions sont très majoritairement en grec. Il est vraisemblable que la lecture sabbatique se soit fondée au départ sur l’une ou l’autre des traductions grecques de la Bible (Septante, Aquila, Symmaque, Theodotion). Mais le retour à la lecture publique du texte hébreu s’est ensuite opéré dans toutes les communautés.

À partir du VIème siècle, on assiste partout à un lent phénomène de réhébraïsation. Celui-ci est notamment observable dans les inscriptions juives de Venosa en Apulie qui cessent d’être bilingues à la fin du VIIIème siècle et ne gardent plus que l’hébreu. Les explications données de ce phénomène sont rarement satisfaisantes. Il nous semble qu’il faut le replacer dans le contexte général : avec l’expansion du christianisme, puis de l’islam dans ces régions, l’éducation passe aux mains des clercs et chacun apprend à lire et à écrire – s’il l’apprend – dans le contexte de sa religion. Nous touchons là un des traits essentiels de la civilisation médiévale.

Un autre trait médiéval qui caractérise l’ensemble des communautés juives jusqu’au XIXème siècle, au moins, avec diverses variantes locales est la diglossie, c’est-à-dire l’usage d’une langue écrite différente de la langue parlée. La langue écrite était l’hébreu ou plus rarement l’araméen qui, du fait du Talmud  , avait acquis un statut presque égal. Au quotidien, on utilisait le parler local mais, si on avait à le transcrire, c’était dans l’alphabet hébreu, le seul connu. Avec le temps, les langues vernaculaires parlées par les juifs se chargèrent de traits spécifiques et d’emprunts à l’hébreu. Outre le judéo-arabe, on vit se développer un judéo-grec, un judéo-persan, un judéo-italien, un judéo-espagnol, un judéo-allemand plus connu sous le nom de yiddish. La question du judéo-français a parfois été posée, mais l’expulsion des juifs du royaume est intervenue trop tôt pour qu’il ait pu se former. En revanche, le commentateur Rachi   de Troyes (XIème siècle) a laissé de nombreuses gloses en langue d’oïl transcrites en lettres hébraïques qui ont permis de sauver quelque 2 500 mots du champenois de l’époque.

Ces langues juives ont elles-mêmes donné quelques productions littéraires. Des penseurs d’Orient ou d’Espagne influencés par la philosophie gréco-arabe écrivirent des traités en judéo-arabe, car l’hébreu ne leur fournissait pas le vocabulaire philosophique nécessaire, ainsi Maïmonide   (XIIIème siècle) dans son Guide des Egarés. Le judéo-espagnol, né dans les régions reconquises par les chrétiens sur les musulmans, s’est développé surtout après l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 ; outre des romanceros, il a produit au XVIIIème siècle une œuvre encyclopédique le Mé‘am Lo‘ez. La plus importante langue juive par le nombre de ses locuteurs, son étendue géographique et la variété de sa production est sans conteste le yiddish. Il mêle un élément germanique dominant (60%) à l’hébreu et l’araméen (10%), et à des mots français ou romans (2%) ; il faut ajouter à cela des slavismes dans l’Est de l’Europe. D’une littérature surtout édifiante, le yiddish est passé à la presse et à la littérature moderne vers 1860. C’est souvent par le yiddish que les femmes accédaient à une forme d’éducation.

L’intérêt pour l’hébreu en tant que langue s’est d’abord manifesté en terre arabe pour des raisons concomitantes. D’une part, la propagation du Coran dans des contrées nouvellement islamisées nécessitait de codifier l’arabe pour éviter des incorrections ; de même les juifs jugèrent qu’il était temps de jeter les fondements d’une grammaire de l’hébreu biblique. D’autre part, les adeptes du Talmud   ou “rabbanites” se trouvèrent à partir du IXème siècle aux prises avec les caraïtes qui se concentraient sur le texte biblique, forçant leurs adversaires à en faire autant. La grammaire hébraïque née en Babylonie avec Saadia Gaon   (882-942) s’étendit à l’Afrique du Nord et à l’Espagne pendant le bref “âge d’or” ; ainsi fut notamment dégagée la théorie du caractère trilitère des racines hébraïques. La triple connaissance approfondie de l’hébreu, l’araméen et l’arabe permit aussi aux grammairiens juifs de jeter les premières bases de la grammaire et de la lexicographie comparées.
En parallèle, on assiste en Espagne à l’éclosion d’une poésie en pur hébreu biblique qui utilise le mètre de la poésie arabe et, sans renoncer par ailleurs aux thèmes religieux juifs, emprunte à celle-ci des thèmes profanes chantant le vin, l’amour, l’amitié. Nombre de ces poètes sont aussi grammairiens, comme Dunash ibn Labrat, ou philosophes comme Salomon ibn Gabirol qui rendit Platon à l’Europe chrétienne où il fut connu sous le nom d’Avencebrol.

Après l’invasion des Almohades fanatiques, beaucoup de juifs d’Espagne tels Abraham ibn Ezra ou Maïmonide   se réfugient à l’étranger. Toute une école grammaticale espagnole émigre à Narbonne avec la dynastie des Qimhi (XII-XIIIème siècles) et à la même époque en Provence quatre générations de traducteurs, les Tibbonides, mettent à la portée du public juif des traités philosophiques ou scientifiques rédigés en arabe ou judéo-arabe, en les traduisant en hébreu ; ce qui les amène à créer des mots nouveaux pour rendre des notions de logique, physique ou métaphysique.

C’est en effet l’hébreu qui permet de communiquer d’une communauté juive à l’autre, quelle que soit la langue vernaculaire locale. Les consultations de telle ou telle autorité rabbinique sur des questions relevant du droit talmudique donnent lieu à toute une littérature de responsa   en hébreu, qui est souvent d’un grand intérêt pour connaître la vie quotidienne locale.
Ainsi se poursuit pendant des siècles une vie intellectuelle active mais expulsions, persécutions et massacres contraignirent à ne plus se concentrer que sur l’étude sacrée.

De la renaissance écrite à la langue parlée

Pour changer un état de choses séculaire il fallait de nouvelles conditions politiques et sociales. Elles apparurent à quelques décennies de distance dans l’Allemagne de l’Aufklärung et dans la France révolutionnaire. C’est en Allemagne qu’elles eurent le plus d’effet sur le plan de la culture hébraïque , grâce à un personnage hors du commun, Moses Mendelssohn   (1729-1786), qui s’imposa comme philosophe dans la société berlinoise, si bien que l’Académie des sciences le couronna de préférence à Kant en 1763. Mendelssohn   voulait aussi aider ses frères à sortir du ghetto où ils étaient confinés. Pour cela, l’abandon du yiddish qualifié de “jargon” lui paraissait primordial. Ses coreligionnaires devaient apprendre l’allemand, fût-ce à travers une transcription de la Bible en caractères hébreux à laquelle il s’employa sans pour autant abandonner leur foi et leurs traditions. Il fallait donc cesser de privilégier le Talmud  , revenir à la Bible qui reflétait un antique et glorieux passé, et acquérir une culture générale à la faveur de l’édit de tolérance de Joseph II. L’hébreu biblique, langue noble, pouvait être adapté à l’actualité. Ainsi fut créé en 1783 le premier périodique de langue hébraïque Ha Meassef (“le collectionneur” d’après l’allemand der Sammler) qui parut de façon discontinue jusqu’en 1829 et ne manqua pas de donner des nouvelles de la Révolution française.

Le mouvement développé par Mendelssohn   et son cercle a reçu le nom de Haskala   (qui rend Aufklärung “ère des lumières”). Il émigra progressivement vers des pays où les juifs formaient des communautés plus traditionnelles. Car en Allemagne une partie de l’élite juive abandonna sa foi pour ne pas être exclue de certaines positions nouvellement acquises, une autre adopta définitivement l’allemand ; c’est même dans cette langue que s’exprima la nouvelle érudition dénommée Wissenschaft des Judentums. Quant aux communautés françaises éparses et peu homogènes, elles ne possédaient pas de grande tradition de science hébraïque et étaient avides d’accéder à l’instruction nationale ouverte par la Révolution.

La Haskala   se développa donc surtout dans les provinces anciennement polonaises de l’empire austro-hongrois (Galicie) ou de l’empire russe (Lituanie) où vivaient de fortes concentrations juives sans grand espoir d’émancipation. Elle leur apporta – en hébreu – un peu d’air du dehors, les ouvrit à l’histoire, la géographie, la philologie et à des genres littéraires profanes, poésie ou roman. Le premier roman de langue hébraïque, l’Amour de Sion d’Abraham Mapou, paru en 1853, eut un immense succès.Ecrit en pur hébreu biblique, il évoquait la Jérusalem antique et contribua à réveiller une nostalgie de Sion qui n’allait pas tarder à se manifester. Bien des communautés se scindèrent ainsi entre tenants de la stricte tradition et modernistes ou maskilim, adeptes de la Haskala  . Ceux-ci lisaient des revues en hébreu imprimées à Vienne ou ailleurs qui circulaient entre des mains multiples dans ces régions très pauvres. On peut citer plus d’une quinzaine de titres entre 1821 et le début du XXème siècle. Ces revues jouèrent un rôle important dans la diffusion d’idées nouvelles et firent la preuve que l’hébreu pouvait être adapté à la vie moderne.
Adaptation, mais à quel prix ? Le monde avait fait son chemin depuis la Bible. L’on manquait des termes essentiels pour désigner les nouveaux objets, les nouvelles techniques, les nouvelles réalités politiques, économiques et sociales. On en parlait cependant en recourant à des périphrases extravagantes ou monotones (ex. “la maison de...” pour mille choses diverses) qui ne tardèrent pas à être tournées en ridicule. L’hébreu biblique était en outre d’un niveau de langue trop élevé pour convenir au quotidien. L’idée de fusionner hébreu de la Bible et hébreu de la Michna   fut une initiative féconde de l’écrivain Mendele Mokher Sefarim (de son vrai nom Shalom Abramovitch, 1835-1917) qui permit l’apparition d’une nouvelle prose hébraïque plus souple et plus vivante.

Une inquiétude se faisait jour cependant : l’entreprise risquait d’être sans lendemain. « Pour qui est-ce que je me donne tant de peine ? » s’écriait en 1871 Y.L. Gordon dans un célèbre poème et il concluait par cette interrogation pathétique :

« Qui sait si je ne suis pas le dernier poète de Sion
et si vous n’êtes pas mes derniers lecteurs ? »

Un autre projet, bien plus révolutionnaire, n’allait pas tarder à se mettre en route, celui d’Eliezer Perlman (1858-1922) qui est resté dans l’histoire sous le nom d’Eliezer ben Yehuda. Il avait reçu une éducation traditionnelle mais avec une ouverture sur la Haskala  , puis à l’université s’était enflammé pour les nationalités opprimées, notamment à l’époque les Bulgares. Selon son propre récit, il lui vint alors à l’esprit que les juifs étaient aussi une de ces nationalités et qu’ils devaient reconstituer pour eux-mêmes la trilogie peuple – terre – langue. Bien décidé à s’installer sur la terre ancestrale et y parler la langue de ses aïeux, il vint à Paris apprendre un métier utile, la médecine, mais sa santé l’empêcha de poursuivre ses études. Certaines rencontres lui donnèrent l’occasion de s’exprimer en hébreu, et il en retira la conviction que la chose était généralisable. Dans un article publié à Vienne en 1878 dans le mensuel Ha Shahar, il lançait un vibrant appel :

« Nous, Hébreux, avons l’avantage de posséder une langue dans laquelle nous pouvons maintenant écrire ce que nous voulons et qu’il est en notre pouvoir de parler, si seulement nous le désirons ».

Cet appel ne rencontra d’abord qu’incrédulité, mais il fut regardé autrement après les pogroms russes de 1881.

Cette année-là, le jeune Eliezer, après avoir pris le patronyme à l’antique de Ben Yehuda,s’installa à Jérusalem où il s’y fit un cercle d’amis disposés à ne parler qu’hébreu avec lui. Il interdit également à sa jeune épouse de s’adresser à ses enfants dans une autre langue, et fonda ainsi la première famille hébréophone depuis près de 1800 ans.

L’exemple de Ben Yehuda n’aurait pu révolutionner l’histoire s’il n’était venu à point nommé pour répondre à de nouveaux besoins. Dans les villages agricoles fondés par de jeunes pionniers issus du mouvement des “Amants de Sion”, se posa dès 1885 le problème de l’éducation des enfants : on ne voulait plus du yiddish qui représentait “l’amer exil” ; le retour à la langue ancestrale, l’hébreu, apparaissait comme le moyen de se préparer un avenir plus digne. Ainsi se créèrent les premières écoles et même le premier jardin d’enfants (1898) de langue hébraïque. Malgré d’énormes difficultés, toutes les matières étaient enseignées en hébreu dès 1903 dans une vingtaine de villages. Ce mouvement ne fit que s’accélérer, à partir de 1904, avec l’arrivée d’une deuxième vague d’immigration (la deuxième aliya) très motivée, qui apporta son soutien à l’entreprise de rénovation de la langue hébraïque lancée par Ben Yehuda.

Pendant ce temps, en Europe centrale et orientale, le yiddish, qui était souvent l’unique langue parlée par les masses juives, faisait une grande percée littéraire avec des auteurs comme Mendelé Mokher Seforim, Scholem Aleikhem, Y.L. Peretz, et parallèlement, s’affirmait comme la langue du prolétariat organisé depuis 1897 dans le Bund. En 1908, lors du congrès de Czernowitz, le yiddish des socialistes et l’hébreu des sionistes s’affrontèrent en une “guerre des langues” qui s’acheva par une motion de compromis : le yiddish était avec l’hébreu l’une des langues nationales du peuple juif.
Une autre “guerre des langues” éclata en 1913 à Haïfa, quand on apprit que le grand établissement scientifique projeté sous le nom de Technicum (plus tard Technion) risquait d’adopter l’allemand sous l’influence de ses mécènes. Grèves et protestations s’ensuivirent. Lorsqu’en 1918 on envisagea la création d’une université à Jérusalem, la langue ne fit l’objet d’aucune discussion : ce serait l’hébreu.

En 1922, année de la mort de Ben Yehuda, l’article 22 du Mandat britannique instauré sur l’ancienne Palestine ottomane établit que l’anglais, l’arabe et l’hébreu seraient les langues officielles du pays.

L’hébreu vivant

Bien avant la création de l’Etat d’Israël, en 1948, l’hébreu était ainsi redevenu une langue parlée sur la terre qui l’avait vu naître.

Un “comité de la langue”, créé à l’initiative de Ben Yehuda, légiféra jusqu’en 1953 – date à laquelle il se transforma en Académie hébraïque – sur les questions de prononciation et d’orthographe, et s’efforça de suppléer aux lacunes du vocabulaire. L’hébreu prenait de plus en plus de place dans la vie culturelle du pays avec la parution du premier quotidien (1919), l’ouverture de théâtres fixes, des émissions radiophoniques (à partir de 1934), de grandes institutions scientifiques (Technion, Université Hébraïque, 1925, futur Institut Weizmann, 1934).

Les vagues d’immigrants qui se succédèrent entre les deux guerres et après la guerre d’Indépendance durent toutes apprendre l’hébreu. Des campagnes volontaristes furent organisées dans les années 30 : “Hébreu ! parle l’hébreu ! ”. Ce n’est qu’en 1949 qu’on mit au point une formule d’apprentissage rapide, celle de l’oulpan. Beaucoup des nouveaux Israéliens n’apprirent que fort peu l’hébreu et préservèrent leur langue d’origine en famille et entre amis. Les jeunes générations firent bouger les choses, si bien que « les parents apprirent leur langue maternelle de la bouche de leurs enfants », selon la célèbre phrase de l’humoriste Ephraïm Kishon.

Tel Aviv, fondée en 1909 sur des dunes au nord de Jaffa, devint une capitale culturelle symbole de modernité, centre du théâtre, de la presse, de l’édition en langue hébraïque et de la vie littéraire autour du poète Haïm Nahman Bialik.
À partir de 1948, l’hébreu devint la première langue officielle du nouvel Etat et s’imposa bien entendu dans la vie politique. Malgré les guerres et les difficultés du quotidien, la littérature et le cinéma de langue hébraïque ont connu un réel essor, comme on peut le voir aujourd’hui. L’Académie hébraïque joue désormais le rôle de toutes les académies du monde pour répondre aux besoins nés du développement de la science et des techniques. Chaque micro société, kibboutz ou armée, crée son propre argot, signe de vitalité.
D’autres questions se posent désormais : ne va-t-on pas trop loin dans la laïcisation de la langue sacrée ? ne la laisse-t-on pas évoluer trop vite ? n’est-il pas périlleux de créer des monolingues à l’heure de la mondialisation ? l’anglais ne commence-t-il pas à concurrencer l’hébreu à l’université ?
Quoi qu’il en soit, l’Israélien reste persuadé qu’il parle la langue de la Bible, et d’ailleurs comprend celle-ci aisément. La résurrection de l’hébreu apparaît véritablement comme un phénomène « qui n’eut jamais d’exemple et n’aura point d’imitateur ».

Mireille HADAS-LEBEL

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Messages

Histoire de la langue hébraïque

Bonjour,
Je ne suis pas hébraïsant, mais je dois faire un travail sur les couleurs dans la Bible, et je me rends compte que la couleur bleu n’est jamais mentionnée, sauf à considérer une traduction du terme "pourpre violette" par bleu sacré ou sacerdotal (par exemple Ex. 28:31, la robe de l’éphod). Ma question est de savoir si le terme "tekelet (ou techelet) se rapportait uniquement à la couleur bleu sacrée. Si oui, comment se disait le bleu ordinaire, qui semble être celui des franges (dans Nbres 15:38) (tsittsitt). S’il y avait 2 mots étaient-ils rattachés à la même racine, et laquelle ?(en alphabet latin s’il vous plait)
Merci pour votre aide.

Histoire de la langue hébraïque

Les couleurs en hébreu biblique :

Les couleurs connues étaient naturelles. La Bible ne brille pas par des descriptions minutieuses et nuancées de paysages ou d’aspects physiques. La liste des couleurs se trouve dans les textes décrivant la fabrication des vêtements du Cohen   Gadol et les tentures du temple portatif (fin de l’Exode et chap. 4 des Nombres principalement). On trouve ici où là d’autres exemples. Mais les noms des couleurs employées ne sont pas toujours simples à identifier sur une palette et certains commentateurs se perdent en conjectures.

Il y a huit mots pour les nuances de rouge ! mais seulement deux mots pour le bleu.

Tekhelet est le bleu du ciel, produit à partir d’un coquillage et colorant le fil du tsitsit   (frange du vêtement), mais également certaines parties des tentures du Temple. Il devait être rare et très cher. Son nom est basé sur l’idée de la limite, du bout et donc du but.

Kah’al était un bleu sombre proche du noir avec lequel on se fardait.

Il y a huit mots pour les nuances de rouge ! mais seulement deux mots pour le bleu. Par ailleurs les noms de métaux (cuivre, argent, or…) servent aussi à décrire des nuances de couleur. Les noms des douze pierres servant au pectoral du Cohen   Gadol décrivent également des nuances de couleurs, mais là encore, il n’est pas simple de toutes les identifier clairement.

Bien à vous

Yeshaya Dalsace

Histoire de la langue hébraïque

Merci beaucoup pour ces précisions, qui m’intriguent néanmoins dans la mesure où le bleu du ciel, chargé de tant d’espérance, peut être plus ou moins foncé... Et il est étonnant que seuls 2 bleus soient référencés. Quant au Kah’al il était obtenu comment ? Car je sais que le Tekhelet était extrait du murex (helix ianthina), dont les phéniciens étaient les spécialistes. Et la robe de l’éphod était uniformément bleu si j’en crois les Textes ?
Est-ce que le terme Tekhelet comme vous le sugérez portait en lui l’idée de Perfection ? Quelle est la racine, et quels en sont les dérivés ? Merci encore.
Pierre Varlan

Histoire de la langue hébraïque

Je crois vous avoir répondu : pas de descriptions de paysages dans la Bible, donc pas d’usage d’un vocabulaire qui existait peut-être... mais n’a pas été écrit.

Pour la racine, je vous en ai donné le sens.

Pour aller plus loin, il faut se mettre à l’hébreu.

Bonne étude.

Yeshaya Dalsace

Histoire de la langue hébraïque

Bonjour,
Nous nous demandions ce matin comment, après Ben Yehuda, l’hébreu s’était renforcé et développé en Palestine et cet article a répondu à nos questions.
Il est dommage qu’il n’y ait pas de synagogue massorti   à Lyon !
Très cordialement,

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