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Entretien avec Rémi Brague

Entretien avec Rémi Brague

Dans un nouvel essai, Rémi Brague, spécialiste de la pensée médiévale juive, chrétienne et arabe, distingue sept caractéristiques de la divinité dans le christianisme. Entretien.

Cette entretien est paru dans le Figaro, Rémi Brague est un des grands penseurs de notre époque dont nous (Massorti  .com) conseillons la lecture.

Le Figaro Magazine - Les trois monothéismes, les trois religions d’Abraham, les trois religions du Livre : dans votre nouveau livre *, vous dénoncez ces expressions passées dans le langage courant...

Rémi Brague - Je commence en effet par attaquer ces trois expressions, qui dominent le discours médiatique. Elles sont d’autant plus dangereuses qu’elles partent d’une excellente intention. Mais elles produisent de la confusion, cachent la vérité et empêchent de penser. Ce n’est pas de la même façon que les trois religions comprennent l’unicité de Dieu, le rôle d’Abraham, la place de leur Livre sacré. Le rapport du christianisme au judaïsme n’a rien à voir avec le rapport du christianisme à l’islam. Le christianisme a en commun avec le judaïsme un livre, celui que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, et l’histoire qu’il raconte. L’islam, en revanche, ne croit pas que l’Ancien et le Nouveau Testament, tels que les lisent aujourd’hui juifs et chrétiens, soient les textes authentiques qui ont été confiés à Moïse et à Jésus. Ils auraient été trafiqués, mais heureusement remplacés par le Coran, seul resté intact, et donc seul nécessaire.

Les deux religions bibliques, judaïsme et christianisme, ont en commun l’idée d’une alliance de Dieu avec l’homme : Dieu entre dans l’Histoire pour le libérer. Il délivre Israël de la captivité en Egypte ; pour les chrétiens, Il délivre l’humanité du péché dans une autre Pâque. La spécificité du christianisme est qu’il pousse l’idée d’alliance jusqu’à l’incarnation : dans une seule et même personne s’allient les deux natures, divine et humaine. L’islam ne reconnaît pas l’incarnation : pour lui, Jésus est un prophète, rien de plus. Mais c’est que, déjà, il ne connaît pas l’idée biblique d’alliance et d’histoire du salut.

Quelles sont les conditions d’un dialogue entre chrétiens et musulmans ?

D’abord, les mêmes que celles, très évidentes, de tout dialogue vrai entre qui que ce soit : respect, confiance, bonne volonté, etc. Ensuite, il faut une bonne connaissance mutuelle. Avec le judaïsme, le dialogue est facilité par le fait qu’il existe des chrétiens qui connaissent bien le judaïsme, et des juifs qui connaissent bien le christianisme, au point d’en enseigner l’histoire. Avec l’islam, il y a jusqu’à présent un déséquilibre : l’Occident a produit depuis le XVIe siècle des islamologues très compétents, juifs et chrétiens ; en revanche, les musulmans qui connaissent bien le christianisme sont encore peu nombreux.

La condition principale est de placer le débat sur le terrain où il peut être fécond. Paradoxalement, ce n’est pas le terrain religieux. Celui-ci est piégé, car l’islam se comprend comme un post-judaïsme et un post-christianisme. Il se voit d’une part comme la religion primitive, la seule religion d’Abraham ; il se voit d’autre part comme la religion définitive, destinée à remplacer judaïsme et christianisme, tous deux périmés. Reste pour le dialogue le terrain de l’humanité commune, de la raison, de la civilisation.

Le Dieu des chrétiens, vous le rappelez, pardonne les péchés. Mais que se passe-t-il dans une époque qui ne croit plus au péché ?

Le Dieu de la Bible, et donc aussi des chrétiens, n’est pas le seul à pardonner. Celui de l’islam est le Miséricordieux. Le Dieu des chrétiens ne se contente pas de passer l’éponge. Il cherche à guérir de l’intérieur la liberté blessée de l’homme. Ce pourquoi il doit monter un dispositif assez raffiné, ce que l’on appelle l’histoire du salut. Croire au péché ? Quelle horreur ! Ce n’est pas au péché que croient les chrétiens. C’est au pardon des péchés. Un « péché », ce n’est pas une faute plus grave qu’une autre ; c’est une faute, quelle qu’en soit la gravité, vue sous l’angle du pardon. En termes techniques : sous l’angle de la rémission. Cela veut dire que Dieu non seulement nous pardonne et nous redonne sa confiance, mais qu’il peut réparer notre liberté. Elle avait été blessée, ankylosée par les mauvais choix passés. Il s’agit de la retourner de l’intérieur, de libérer la liberté, si l’on peut dire.

Quand on ne croit plus au pardon des péchés, la faute reste entière. On la camoufle sous divers noms : dysfonctionnements, erreurs, problèmes, complexes, etc. Et sous diverses explications : cerveau reptilien, exploitation, souvenirs de nursery, etc. Notre société s’épuise dans une confession de ses fautes ou plutôt des fautes de ses ancêtres, c’est plus confortable. Mais cette confession ne débouche sur aucune absolution. Elle ne produit donc qu’un sentiment de culpabilité écrasant, paralysant, suicidaire. Finalement, j’aurais bien envie de retourner votre constatation : s’il y a une époque qui croit au péché, et dur comme fer, c’est bien la nôtre ! L’ennui, c’est que nous ne croyons plus qu’à cela...

L’Europe occidentale est tout à la fois sécularisée et multiculturelle. Quel avenir voyez-vous pour la foi chrétienne dans notre société ?

Et quel avenir voyons-nous pour notre société ? Si le christianisme était en recul dans une Europe vigoureuse, confiante, entreprenante, ce ne serait pas si grave. Mais je n’ai pas tellement l’impression que l’Europe ait de bonnes joues roses... Je m’amuse parfois à donner du mot « séculier » une étymologie grinçante. Comme vous le savez, « séculier » vient de « siècle », c’est une sorte de doublet de « séculaire ». Je dirais donc : est séculier celui qui croit que l’horizon ultime de la vie humaine est un siècle, et qui, par ses comportements, fait en sorte que cela soit vrai. L’avenir de la foi chrétienne, c’est justement la foi en l’avenir.

Rémi Brague a beaucoup écrit, nous conseillons notamment :

Europe, la voie romaine, Criterion, Paris, 1992, 189 p. - 2e éd. revue et augmentée, ib., 1993, 206 p. - 3e éd. revue et augmentée, Folio-essais, NRF, Paris, 1999, 260 p.

La sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, Fayard, Paris, 1999, 333 p.

La loi de Dieu : Histoire philosophique d’une alliance, Gallimard, Paris, 2005.

Les Ancres dans le ciel, L’Ordre philosophique au Seuil. Dans ce livre lumineux, le philosophe Rémi Brague explique pourquoi nous avons absolument besoin de raisons pour donner la vie.

Messages

Entretien avec Rémi Brague

N’étant jamais intervenu ici-même, je voudrais commencer par saluer et remercier le ou les responsables de ce site que je trouve tout à fait passionnant.
Dernier né d’une famille ayant rejeté la religion depuis plusieurs générations, c’est précisément grâce à Rémi Brague que Dieu est devenu un objet de réflexion central pour moi, à tel point que j’envisage une reconversion au judaïsme. Une des thèses principales de Brague est très approximativement la suivante : sans plus aucune référence à la transcendance, la modernité dans ce qu’elle a de plus beau et de plus abouti (liberté de conscience, d’opinion, liberté scientifique) se condamne à demeurer seule avec elle-même et à se dévorer elle-même, elle s’auto-détruit, parce que même ses aboutissements les plus grandioses ne font plus sens : nihilisme. Il soulève le paradoxe suivant : tous les reproches qui ont pu (à certains égards légitimement) être adressés à la religion dans l’histoire : haine de la vie terrestre, nihilisme, pessimisme, culpabilisation du croyant, superstition, peuvent être aujourd’hui s’appliquer à une modernité athée qui ne conçoit rien en dehors ou au-dessus d’elle-même, qui se prend pour l’alpha et l’omega de l’univers et développe une gigantesque dépression nerveuse à l’échelle historique. Dans cet article est souligné un des aspects paradoxaux de cette évolution historique : la modernité non seulement n’a pas rompu avec la culpabilité, non seulement n’a pas dépassé la culpabilité dont elle a fait si souvent grief à la religion, mais pire elle ne cesse de voir partout la culpabilité sans aucune possibilité de pardon, sans rémission possible. C’est donc la modernité athée qui est "doloriste" au fond, qui "croit au péché" qui ne croit même plus qu’à ça en un sens. Mais la solution à cette impasse moderne esquissée par Brague (Dieu pardonne le péché, certes, mais surtout il soigne la liberté de la créature) semble valoir pour le Dieu des chrétiens que Brague distingue fortement du Dieu grand seigneur, seulement miséricordieux (il "passe l’éponge") de l’islam. En revanche, il ne précise pas ce qu’il en est du Dieu des juifs. J’en viens à ma question, peut-on trouver quelque chose d’analogue à ce dont parle Brague dans la Torah, à savoir plus qu’un pardon divin, un soin divin du cœur et de la liberté de l’individu ?

Fabrice Jakubowicz

PS : J’ajouterais volontiers à votre bibliographie le remarquable et magnifique Les Ancres dans le ciel, dernier livre paru de Rémi Brague dans lequel il développe les thèses ici évoquées sur la modernité, le péché, le pardon et l’amour de la vie.

Entretien avec Rémi Brague

Chers Monsieur,

Merci de vos compliments pour notre travail sur ce site.

Votre question est complexe et la figure divine dans le judaïsme tout en restant essentiellement insaisissable, relève néanmoins de différentes facettes, parfois accusatrices et donc culpabilisante, parfois au contraire consolante à l’extrême, pardonnant tout et comprenant tout. Je crois qu’honnêtement on ne peut évacuer la possibilité d’une forme « pathologique » de culpabilité qui nourrit un certain judaïsme très sombre. L’échec est toujours tapi à la porte de l’humain pris en constant flagrant délit de faiblesse. C’est peut-être une caricature de judaïsme mais elle existe, notamment chez certains néophytes fascinés par les rigueurs de la Loi. Mais si l’on se plonge dans l’ensemble du corpus textuel, la transcendance est alors enveloppante, elle porte l’humain et l’accompagne sur sa route difficile dans la vie. C’est la figure paternelle qui tient la main. C’est la figure maternelle aussi qui console. Ce thème est très présent dans la littérature prophétique, chez les rabbins   et dans la Kabale.

Sur le plan rituel, la plaie de la culpabilité est régulièrement pansée par le jour de Kippour et d’autres rencontres solennelles du rituel. La culpabilité devient alors presqu’un jeu, pas une insouciance tout de même, mais une certaine légèreté d’être et surtout un bonheur en constante reconstruction.

C’est fortement présent dans les Psaumes, alternant angoisse et mal être avec joie et bonheur intense de l’instant, dès lors que la connexion à la transcendance s’est renouée.

Dans le judaïsme, Dieu n’est pas une grande idée, c’est un contact quotidien impliquant les gestes les plus simples, le réel le plus prosaïque. Le système des mitsvot, c’est cet existentialisme là. Non pas un moteur à culpabilité, mais l’occasion sans cesse renouvelée du bonheur. C’est également la reconquête constante de la liberté (paradoxale car fortement entravée par une quantité d’interdits) en plongeant sans cesse à la source de l’être et en y cherchant le contact ultime.

Mais tous ces points mériteraient développement au-delà de ce forum.

Yeshaya Dalsace rédacteur de massorti  .com

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