Tous les hommes sont frères, mais cela est encore plus difficile de mettre en pratique ce principe lorsque cette fraternité est celle du sang, et donc de la concurrence immédiate. La Torah s’était déjà ouverte sur l’antagonisme sanglant entre Caïn et Abel. L’histoire des Patriarches en est une sorte de réparation, une longue lutte interne pour arriver à surmonter ce désir instinctif de l’homme d’agresser, voir de détruire, son prochain, dans la plus étroite acception du terme. Or, cette semaine, nous sommes en droit de nous demander si au risque du fratricide ne succède pas dans une certaine mesure le "soeuricide", à travers l’affrontement entre les deux sœurs, Léa et Rachel.
A priori, l’histoire semble simple : Jacob est tombé amoureux de sa cousine Rachel dès qu’il l’a vu, près du puit. Il demande à l’épouser, et son oncle Laban lui accorde l’autorisation. Mais, lors du mariage, Laban remplace sa cadette, Rachel, par son aînée, Léa, et lorsque Jacob s’en aperçoit, il est trop tard. Marié avec Léa, il épousera seulement ensuite la cadette. S’ouvre alors une vive concurrence entre les deux sœurs pour conquérir l’amour de Jacob. Rachel part gagnante, comme nous l’avons vu. Mais Léa, soutenue par la providence divine, utilise une autre stratégie, celle de la postérité. Tandis que Rachel reste stérile, chaque nouvelle naissance chez Léa la rapproche un peu plus de son mari. C’est son quatrième fils, Juda, qui semble-t-il lui permet de conquérir le cœur de son époux, A tel point que, pour la première fois, un froid se glisse entre Rachel et Jacob : "Et Rachel vit qu’elle n’avait pas mis au monde d’enfant pour Jacob, et Rachel fut jalouse de sa sœur ; elle dit à Jacob : "fais-moi des fils car sinon je suis comme morte". Et Jacob s’emporta contre Rachel et il dit : "Suis-je à la place de Dieu qui t’empêche d’avoir un fruit de tes entrailles ?".
Pour ramener Jacob vers elle, Rachel lui propose d’enfanter à travers sa servante, stratégie déjà utilisée par Sarah avec Avraham lorsqu’elle lui avait proposé sa servante Agar. La lutte autour de Jacob s’intensifie alors, Léa proposant à son tour les services de sa propre servante comme "mère porteuse" version biblique. Cette lutte culmine dans une scène très particulière, dite des mandragores, une plante dont la racine à la forme humaine est sans doute à l’origine de la croyance en sa vertu de fertilité. Réouven, l’aîné de Léa, en cueille dans les champs et les ramène à sa mère. Rachel demande à sa sœur de lui donner les mandragores. "Elle lui répondit : ce n’est pas suffisant que tu ai pris mon homme, et il faudrait en plus que tu prennes les mandragores de mon fils ? Et Rachel lui répondit : c’est pourquoi il couchera avec toi cette nuit en échange des mandragores de ton fils". Rashi , après avoir expliqué qu’il y avait un calendrier organisé qui partageait Jacob entre les deux femmes, s’appuie sur le midrash rabbah qui considère l’abandon de son "tour" par Rachel au profit de Léa comme une faute. Il nous semble que l’on peut voir les choses autrement.
Cette scène, en effet, représente à la fois le "summum" de l’affrontement entre les deux femmes, et en même temps le point de réconciliation. Symboliquement, il nous semble qu’il y a comme un échange entre les deux sœurs ennemies : Rachel offre le secret de l’amour à sa sœur, tandis que Léa, en échange, lui transmet l’art de la fertilité. En quelque sorte, par cette aide mutuelle, les deux femmes transforment le possible "soeuricide" en une coexistence, ayant découvert que seul le partage, même de l’objet le plus aimé, est seul capable de transcender l’affrontement, de rapprocher les êtres. Force est de constater que ces deux femmes ont réussi relativement rapidement à découvrir la voie de la paix, comme si la "soeurénité" était plus facile à concevoir et à vivre que la fraternité. Il faut en effet beaucoup plus de temps et de souffrance pour que les hommes de la famille, Jacob et Esaü tout d’abord, puis les douze fils d’Israël ensuite, trouvent la voie de la réconciliation. Peut-être parce que les femmes sont porteuses de vie, et qu’elles savent mieux, au nom de cette vie tellement centrale dans le Judaïsme, relativiser les valeurs et surmonter leur orgueil.
Rabbin Alain Michel – Rabbin Massorti à Jérusalem et historien
copyright Jerusalem Post