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Faire une distinction entre juif et résident juif.

Faire une distinction entre juif et résident juif.

Mordecai Menahem Kaplan -

NewYork, 20 kislev 5719 (2 décembre 1958)
Monsieur le Premier ministre,

À mon retour, hier, de la côte Ouest des États-Unis, j’ai trouvé votre lettre, par laquelle vous me demandez d’exprimer mon avis

sur l’inscription d’enfants issus de mariages mixtes, que les deux parents, le père juif, et la mère non juive, veulent inscrire comme juif.

Pour comprendre le fond du problème, il faut le saisir dans le cadre dont il émane. Vous y faites allusion dans le premier paragraphe de votre lettre, en disant qu’il faut publier des directives « correspondant à la tradition acceptée par tous les milieux du judaïsme, pieux et laïques, de tous les courants, et aux conditions particulières d’Israël en tant qu’État juif souverain où doit être assurée la liberté de conscience et de religion, et en tant que centre du rassemblement des exilés ». Cette phrase forme un système de coordonnées (contextual franze of reference) qui doit permettre de comprendre le problème. Cependant, en la lisant de plus près, j’y trouve un certain nombre de contradictions, dont voici quelques-unes :

1) L’hypothèse selon laquelle il y a une « tradition acceptée par tous les milieux du judaïsme, pieux et laïques, de tous les courants » est sans fondement, autant sur le plan intellectuel, que sur le plan du mode de vie.

2) L’hypothèse selon laquelle en Israël « la liberté de conscience et de religion » est assurée, est niée par le fait que le gouvernement a donné au rabbinat le droit de contraindre tous les juifs du pays à suivre ses règles pour les questions de mariages et d’héritages, etc. Et qu’il est lui-même obligé de tenir compte des décisions rabbiniques pour savoir qui peut être reconnu comme juif.

3) L’hypothèse fondamentale selon laquelle l’État d’Israël est un État Juif est elle-même douteuse. Il y a, en fait, comme je l’expliquerai, une alternative qui n’enlève rien au caractère juif, ni à la valeur juive de l’effort en faveur de la fondation de l’État.

Ces vices ne se trouvent pas par hasard dans le système de coordonnées de ce problème, car ils sont la conséquence d’un bouleversement dans la vie de l’humanité en général, résultant de la formation des États modernes qui ont libéré les juifs de la servitude, et qui les assimilent, et de la révolution intellectuelle dans l’attitude envers toutes les traditions religieuses.

Entre-temps, nous avons dû affronter d’autres malheurs et d’autres persécutions qui nous ont empêchés de nous adapter normalement au nouvel environnement matériel et spirituel. Il ne faut donc pas s’étonner que nous n’ayons pas fait suffisamment attention aux questions fondamentales concernant notre existence, notre avenir et particulièrement notre essence en tant qu’unité sociale, et le « statut » de cette unité. Ce n’est pas pour rien que le poète Y L. Gordon s’est plaint que nous ne soyons pas un peuple mais une horde. La vérité est que nous ne sommes qu’une communauté ou une population mêlée, Si le mouvement sioniste n’avait pas fait son apparition, nous aurions oublié que nous appartenons à un seul peuple, et que nos ancêtres étaient autrefois « un peuple unique et uni sur la terre », et nous n’aurions pas aspiré à devenir à nouveau un organisme social dont la réalité ne puisse être mise en doute. Partant de là, on peut essayer de formuler un système de coordonnées qui permette de comprendre le problème, et de lui trouver une solution adéquate.

1) C’est l’Agence juive qui a permis la fondation de l’État d’Israël en tant qu’État moderne. Sa modernité se reflète, en premier lieu, dans le fait même de sa formation, et ensuite, dans la nature de son existence.

En ce qui concerne sa formation, l’État d’Israël n’a pas tenu compte de l’aspiration traditionnelle qui consiste à attendre la venue du Messie fils de David, et il a « hâté la fin » malgré tous les avertissements de la tradition. En ce qui concerne la nature de son existence, l’État actuel est complètement différent de ceux qui l’ont précédé, aux époques du premier et du second Temple, aussi bien sur le plan de la religion que sur celui de la « nation » (לאום) Il est impossible que la structure et le statut de la population juive des siècles qui ont précédé la Révolution française s’appliquent au judaïsme mondial actuel. En fait, on n’a pas encore trouvé la structure et le statut convenant à notre génération, ni en Terre d’Israël, ni dans la diaspora.

2) L’Agence juive a donné au gouvernement de l’État d’Israël le mandat de créer en Terre d’Israël des conditions favorisant le rassemblement des juifs afin d’y former une majorité forte et durable, et de servir de centre pour le judaïsme mondial, qui prolonge l’existence du peuple juif antique, et lui insuffle un nouvel esprit compatible avec sa tradition.

Tout cela a amené le gouvernement à adopter la loi du Retour qui donne aux juifs de la diaspora le droit spécial d’immigrer en Terre d’Israël : dès leur arrivée, s’ils en expriment le désir, ils deviennent citoyens israéliens. Le gouvernement doit donc décider « qui est juif » avant l’immigration, en vertu du mandat qu’il a reçu de l’Agence juive, et non pas en vertu de la tradition religieuse, parce que le rôle du gouvernement est de fonder un État moderne, et non pas un État juif, un État israélien et pas un État juif. J’arrive, par conséquent, à la conclusion que si le gouvernement israélien est d’avis que reconnaître comme juifs les enfants de mères non juives, au cas où les parents veulent qu’ils soient inscrits comme juifs peut servir à renforcer la majorité juive en Terre d’Israël, il est autorisé à le faire.

Cependant, si je ne me trompe, bien que cette conclusion soit, à mon avis, logique, et fondée sur des faits, tenter à l’heure actuelle de la mettre en pratique, risque d’être nuisible plutôt qu’utile. Nous vivons une période de transition. Il n’y a pas de jour, ou presque, qui n’apporte de nouvelles surprises et de nouveaux périls. Il nous faut donc éviter, autant que possible, de demander au monde juif qui est en train de se consolider d’accepter de nouveaux décrets dont il met en doute l’utilité, et qu’il accueille avec suspicion.

Je proposerais donc une sorte de compromis, qui consisterait à faire une distinction entre juif et résident juif. Les enfants de mère non juive serait inscrits comme résidents juifs, et s’ils veulent formellement, une fois arrivés à l’âge adulte, observer les rites de la religion, ils pourront être inscrits comme juifs sans plus. De cette manière, le gouvernement pourrait remplir son engagement sans toucher aux usages ou aux problèmes de la religion traditionnelle.

Respectueusement.

Mordecai Menahem Kaplan

(1891-1983). Né en Lituanie, il émigra aux États-Unis avec ses parents à l’âge de neuf ans. Il eut une éducation orthodoxe  , mais fut attiré par les approches non-orthodoxes  . D’abord rabbin   d’une communauté orthodoxe  , il a ensuite rejoint le séminaire Schechter   et le Jewish Theological Seminary (séminaire rabbinique du mouvement Massorti  ). En 1909, il fut le doyen du collège pour instituteurs du JTS  . Il fonda plus tard une nouvelle congrégation dont il fut le rabbin   de 1917 à 1922. Il créa aussi la World Union for Progressive Judaism et en 1935, le Reconstructionist Magazine. Ces expériences constituaient, en fait, le fondement du courant reconstructionniste au sein du judaïsme américain, qui voit dans le judaïsme une civilisation religieuse plus qu’une religion. Il était sioniste, tout en approuvant la permanence du judaïsme en diaspora. Parmi ses travaux figurent The Greater Judaism in the Making (1960) et The Meaning and Purpose of Jewish Existence (1964).

Ces réponses ont été publiées parmi d’autres et une excellente étude sociologique sur le peuple juif dans l’ouvrage d’Eliezer Ben-Rafaël, « 50 Sages   répondent à Ben Gourion » publié dans la collection voix et regards chez Balland

Article mis en ligne par Yeshaya Dalsace

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