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Les années d’extermination

Les années d’extermination

Saul Friedländer (Ed Seuil) -

Dans cet ouvrage, l’historien met en avant « le rôle central d’Hitler et son obsession pour la question juive ».

Le plus saisissant dans la démonstration de Saul Friendländer tient à ce que Hitler, à l’égard des juifs, ne modifia jamais sa stratégie, même s’il s’autorisa des replis tactiques en fonction des circonstances : les actes extrêmes suivirent les pensées radicales, les paroles de la mort, camouflées ou non, étaient la mort elle-même.

D’après Saul Friedländer, si « cette usine à mort » a été si efficace c’est grâce à « l’alliance du fanatisme ». Le délire antijuif propre à Hitler n’aurait sans doute pas été porté à une incandescence meurtrière fatale aux juifs d’Europe si les courants antilibéraux et anticommunistes n’avaient pas, depuis la fin du XIXe siècle et surtout la Grande Guerre, nourri et généralisé en Occident un antisémitisme ordinaire qui, rejoignant l’imprégnation traditionnelle de larges segments des Eglises chrétiennes, facilita l’entreprise nazie.

Voici ce qu’en pense Nicolas Weill dans le Monde

Disons-le d’emblée : il sera désormais difficile d’aborder l’histoire de la Shoah sans passer par "le" Friedländer, monumentale deuxième partie dans l’oeuvre d’une vie, dont la première remonte à dix ans (L’Allemagne nazie et les Juifs. Les Années de persécution, 1933-1939, Seuil, 1997). La maîtrise d’une matière extraordinairement complexe et l’élégance de l’écriture s’allient à un véritable génie de la synthèse capable de tirer profit de tous les acquis d’une recherche sur le sujet qui a pris une dimension océanique.

Saul Friedländer, né à Prague en 1932, a voué toute son existence d’historien à la compréhension du sort des juifs. Enfant caché dans une institution catholique de Montluçon après la déportation de ses deux parents, il le partagea.

La force de ce livre tient aussi à ce qu’il ébranle les certitudes les mieux enracinées. A rebours de ses collègues qui n’accordent de prix qu’à la masse d’archives bureaucratiques laissée par les bourreaux, Friedländer n’a pas hésité à donner un statut documentaire légitime au discours que les victimes ont pu tenir sur leur propre anéantissement, restituant par ce geste tout un pan laissé dans l’ombre.

Grâce aux zébrures qu’introduit dans un déroulé trop lisse l’intervention des "diaristes juifs", à travers les journaux et les chroniques qu’ils ont écrits dans les ghettos et jusqu’au seuil des crématoires, la réalité est enfin montrée à la fois pour ce qu’elle fut et telle qu’elle a été perçue par les victimes, c’est-à-dire d’une manière fragmentaire.

"RÉSILIENCE RELIGIEUSE"

L’un des mystères particulièrement bien mis en lumière ici, celui qui a rendu l’extermination possible - et qu’un discours focalisé sur la louable célébration des Justes tend à occulter -, est l’absence de véritable réaction collective aux mesures antijuives ainsi qu’au processus de mise à mort. L’indifférence domine massivement le tableau, malgré les cas de dévouements individuels qui sont toujours des exceptions. Même les manifestations de sympathie pour les juifs, surtout au moment de l’imposition du port de l’étoile en France et en Allemagne, ne changent rien fondamentalement à l’attitude générale de l’opinion publique.

A la faveur de la guerre, une certaine "résilience religieuse" aurait eu cours, renforçant du même coup l’influence potentielle des Eglises. Pourtant elles ne l’exercèrent pas en faveur des victimes juives.

L’évêque catholique de Münster, Clemens von Galen, qui défia avec un relatif succès le régime nazi en condamnant en chaire l’assassinat des malades mentaux, refusa de prendre la même résolution publique pour la défense des juifs.

Pour Saul Friedländer, cette indifférence souvent hostile correspond à un consensus qui paraît s’être alors formé en Europe autour de la "ressegrégation" des juifs. L’opinion publique chrétienne, et en particulier catholique, était travaillée par une tradition de conservatisme qui lui a fait accepter sans trop de difficulté les mesures et les "postulats exclusionnistes". Quand un esprit aussi éclairé que le paléontologue jésuite Teilhard de Chardin peut dire en 1940 que "les Allemands méritent de gagner", on saisit ce qu’a pu être la mentalité du simple fidèle ou des hiérarchies. Quant à l’attitude du Saint-Siège et du pape, qui avaient été l’objet des premiers travaux de Friedländer (Pie XII et le Troisième Reich, Seuil, 1964), le temps n’a, semble-t-il, fait qu’aggraver leur cause. Longuement et précisément décrite, l’attitude d’un Pie XII et de son Eglise, plus anticommunistes qu’antinazis, peut éventuellement s’expliquer en terme de calcul politique. Mais était-ce là tout ce que l’on pouvait attendre d’une autorité spirituelle et morale de cette importance ?

Plus grave, Friedländer voit parfois se former dans les pays chrétiens, protestant, catholique ou orthodoxe  , une certaine confluence entre les objectifs d’un antijudaïsme religieux et le processus d’extermination ; par exemple, dans le discours des dirigeants roumains alliés de l’Allemagne, ou chez le dirigeant collaborateur slovaque Tiso, un prêtre, qui ne sera pas même excommunié.

Même dans les thématiques traditionnelles de l’historiographie de la Shoah, Friedländer apporte du neuf. Notamment sur la datation de la décision de la "solution finale" par Hitler, qu’il situe, lui, autour du 11 décembre 1941 dans le contexte de l’entrée en guerre des Etats-Unis. Hitler et l’antisémitisme nazi se voient ramenés au centre de cette histoire dans la mesure où les juifs représentaient pour les exécuteurs une "menace active" qui permet de rétablir une "cohérence" entre tous les adversaires de l’Allemagne : le capitalisme américain et le bolchevisme soviétique. C’est quand la guerre devient mondiale que l’éradication "du juif", qui est censé tirer les ficelles de l’un et de lautre, s’impose aux dirigeants allemands.

Friedländer juge du reste que la connaissance de la "solution finale" a été bien plus précoce qu’on ne l’a cru, tandis que l’ignorance a été un mythe rétrospectif forgé à des fins de disculpation dans l’après-guerre (particulièrement en Allemagne). Loin d’être le "secret le mieux gardé du IIIe Reich", l’extermination des juifs est en effet annoncée à plusieurs reprises par Hitler lui-même. Fin 1941 et dans les premiers mois de 1942, les "Allemands ordinaires" savent que les juifs sont impitoyablement massacrés. Début 1943, une majorité de la population du Reich est au courant. Du côté des victimes, la connaissance de la "solution finale" et des opérations de gazage du centre de Chelmno est attestée par des lettres dès décembre 1941.

Saul Friedländer constate également l’impuissance de la grande masse des juifs, persécutée, affaiblie puis affamée. Les actes spectaculaires de résistance (Varsovie, Sobibor, Treblinka, la révolte des Sonderkommandos d’Auschwitz, etc.), malgré leur valeur symbolique, n’ont eu pour résultat que d’accélérer le processus d’extermination. La destruction entraîne la disparition progressive de toute solidarité et l’atomisation en groupes et en individus combattant chacun pour sa propre survie - hormis au sein de petites formations de jeunes militants.
Certains estiment que la perspective des Judenräte (les conseils juifs imposés aux communautés par les nazis), contraints de scruter la moindre parcelle de rationalité dans le comportement de leurs bourreaux, est la meilleure façon d’appréhender la logique des événements. Cette croyance en la "logique" du comportement des nazis inspira la politique de "salut par le travail" d’un Rumkowski, qui permit de conserver longtemps le ghetto de Lódz, jusqu’à l’été 1944, en le transformant en centre industriel au service de l’Allemagne. Mais, pour Saul Friedländer, ce que les Judenräte ne pouvaient prévoir, c’est qu’au dernier moment les Allemands finiraient par exterminer tout le monde sans prendre aucunement en considération l’"intérêt" de cette population juive en terme de forces de travail à exploiter. Jusqu’au bout, l’idéologie l’aura emporté dans cette histoire décidément dénuée de tout "principe espérance".


LES ANNÉES D’EXTERMINATION. L’ALLEMAGNE NAZIE ET LES JUIFS VOL.2., 1939-1945 de Saul Friedländer. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat. Seuil, 1 032 pages, 32 €.

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