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Le juste de chez Leica

Le juste de chez Leica

Un industriel allemand sauva des juifs grâce à la photo

Le 12 février 1938, à 5 heures du matin, Kurt Rosenberg grimpe, quatre à quatre, vers le pont du "Hansa", un paquebot de ligne parti de Hambourg, et qui s’apprête à accoster sur les quais de l’Hudson. Il a 22 ans. Il est juif allemand. Avec son appareil Leica, il veut immortaliser les gratte-ciel de Manhattan qui l’émerveillent, en cette aube pour lui si prometteuse. Il a fui le nazisme, il commence une nouvelle vie. Hélas, la lumière est trop faible. Il ne pourra pas prendre sa photo.

Qu’importe ! Il a en poche - et c’est l’essentiel - une lettre d’introduction. Il se présente au magasin Leica, sur la Ve Avenue, où il est engagé comme réparateur. Le lendemain, le service des douanes vient lui chercher noise, bien que ses papiers soient en règle.

L’Amérique de l’avant-guerre et de l’après-Dépression n’est pas toujours tendre avec les immigrants. Pour son bien, et celui de son employeur, Kurt sera muté à San Francisco.

Comme Kurt, plusieurs dizaines de réfugiés, hommes et femmes, débarquent ainsi sur la Ve Avenue, à la fin des années 1930. Ils sont pris en charge par Alfred Boch, directeur du magasin new-yorkais. Ils n’ont pas d’argent, mais ils portent autour du cou leur seule richesse, monnayable à tout instant, un Leica flambant neuf. Ils sont logés et nourris au Great Northern Hotel, sur la 57e Rue, avant qu’on leur trouve un travail dans une usine ou un laboratoire prêts à utiliser leur savoir-faire.

Ces rescapés du nazisme, promis comme beaucoup de juifs allemands à une mort probable, ont été sauvés en grand secret par l’un des plus prestigieux patrons de l’industrie allemande, Ernst Leitz, héritier de l’entreprise qui a révolutionné la photographie en inventant le Leica.

Le scénario de ces discrets sauvetages était bien au point. Ernst Leitz embauchait un jeune juif qui bénéficiait d’une formation plus ou moins longue dans l’usine familiale de Wetzlar, au nord de Francfort. Sous un prétexte professionnel, l’apprenti recevait ensuite un billet pour New York, payé par le patron, des lettres d’introduction rédigées par ses adjoints et un visa obtenu par l’entreprise. Sans oublier, bien sûr, l’indispensable appareil photo.

Cet épisode humanitaire, longtemps méconnu, a été mis au jour et reconstitué par Frank Dabba Smith, un rabbin   d’origine américaine, qui vit à Londres. Selon ses recoupements, Ernst Leitz a aidé de cinquante à soixante personnes à quitter l’Allemagne nazie. Il a permis aussi, par ses interventions, à au moins vingt-trois juifs ou conjoints de juifs contraints de rester au pays d’échapper aux rigueurs des "châtiments" que le régime hitlérien avait décrétés à leur encontre. Rien de comparable, bien sûr, numériquement, avec l’"exploit" d’Oskar Schindler, l’industriel des Sudètes qui sauva de la mort mille deux cents juifs polonais. Mais les risques pris par Ernst Leitz étaient du même ordre.

Qui est cet homme tranquille, humble, courageux, respecté et aimé de ses employés ? Il est d’abord le légataire d’une tradition morale, enracinée dans de fortes convictions protestantes. Son père, Ernst I, fut un patron progressiste qui instaura, dans son entreprise, l’un des premiers systèmes d’assurance-maladie. Né en 1871, Ernst II est, très jeune, orphelin de mère. Il est recruté par son père en 1906 et met un point d’honneur à apprendre par coeur les prénoms de tous les salariés. En 1923, après la mort de son père, l’hyper-inflation fait rage en Allemagne et répand la misère. Ernst imprime à Wetzlar une monnaie parallèle qui permettra aux ouvriers d’acheter la nourriture qu’il importe du Danemark.

Ce riche patron est d’une mise modeste. Il porte toujours le même chapeau râpé et ne possède que trois costumes. Sa simplicité est légendaire. Sur la porte de son bureau, il a fait inscrire : "Entrez sans frapper." Son seul luxe est la très belle maison, "Haus Friedwart", où il vit, avec sa famille, sur une colline proche de l’usine. C’est une villa de pierre blanche, avec portique et loggia, construite et meublée dans le style Art nouveau par le grand architecte allemand Bruno Paul. Cet homme accessible et chaleureux, qui vit en spartiate, est un démocrate authentique. En 1933, année de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, Ernst Leitz s’est présenté comme candidat aux élections dans les rangs de l’ex-parti libéral de gauche, DDP, fondé naguère par l’industriel juif Walter Rathenau. Il a violemment critiqué les nazis, qu’il comparait à des "singes bruns".

Pourquoi Ernst Leitz a-t-il sauvé des juifs au risque de sa vie ? De son vivant, Ernst Leitz n’a mentionné qu’une seule fois cette partie de sa vie longtemps restée dans l’ombre. Dans un document qu’il lira en 1947, à Wetzlar, devant un tribunal chargé de la dénazification, qui l’acquittera, tant sont nombreux les témoignages en sa faveur, il soulignera que ses actes découlaient simplement d’une "attitude fondamentalement démocratique". Pour son petit-fils, Knut, qui garde de son grand-père un souvenir ému, l’explication est simple : "Il haïssait voir les gens souffrir." Le rabbin   Frank Dabba Smith compare la résistance, tenace et secrète, d’Ernst Leitz au comportement des vieux juifs, fidèles à la devise "Agir beaucoup, parler peu". Ernst Leitz peut donner libre cours à son altruisme efficace entre 1933 et la Nuit de cristal (9 novembre 1938), qui marque le début des pogroms et des déportations de juifs. Au-delà de cette date fatidique, il continue, mais plus difficilement. Seul le bouclage des frontières allemandes, après l’invasion de la Pologne, le 1er septembre 1939, met un terme forcé à son action.

S’il eut affaire à la justice après la guerre, c’est parce qu’il fut contraint en 1942 de prendre une décision douloureuse : adhérer au Parti nazi. Les autorités du Reich avaient menacé, s’il refusait, de l’exproprier et de limoger les cadres de son entreprise. Il céda, dira-t-il plus tard, pour "éviter le scénario le plus extrême".

L’action d’Ernst Leitz n’aurait pas été possible sans l’existence d’une petite merveille technique : le Leica. Mis au point par l’ingénieur Oskar Barnack, et lancé en 1925 à la Foire de Leipzig, ce 35 mm est un objet à la fois facilement maniable et de haute qualité. Grâce à son énorme succès, le Leica fait la fortune et la réputation de l’usine Leitz, devenue stratégique pour le Reich. Elle produira toutes sortes d’appareils pour l’armée et l’aviation allemandes, et jusqu’au système de navigation des fusées V2.

La Gestapo est plus ou moins au courant des activités secrètes d’Ernst Leitz. Si elle se garde de l’arrêter, c’est parce que Hitler a un besoin urgent des devises que rapportent les produits Leica. Les nazis savent aussi que la qualité et la cohésion de l’usine ne survivraient pas à une arrestation du patron.

Quant à Kurt Rosenberg, une fois installé aux Etats-Unis, il a pu savourer son hobby, la photographie. Il a laissé plus de mille clichés, dont certains avaient été pris dès son départ de Wetzlar et pendant sa traversée de l’Atlantique. En 1943, il se portera volontaire au combat. Le 20 avril 1944, le navire qui le transportait sera torpillé en Méditerranée. Il mourra avec cinq cents autres soldats américains. Il venait d’avoir 28 ans.

Article paru dans le Monde
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