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Que signifie prier... selon ma tradition ?

Que signifie prier... selon ma tradition ?

le moment précis où nous nous tenons en face à face devant et avec Dieu, moment où nous le sollicitons, Lui adressons une requête, Lui priant...d’agir.

C’est un très grand honneur et une grande émotion pour moi que de me retrouver en l’excellente compagnie du Père Bruno Lefèvre-Pontalis et de l’Imam Tareq Oubrou, devant cette assemblée de visages en quête de fraternité, pour une soirée exceptionnelle et si rare. Elle nous invite les uns et les autres à proclamer ensemble haut et fort que le dialogue est un devoir fondamental de nos religions respectives, que malgré nos sensibilités et approches différentes, nous partageons des valeurs fondamentales en tant qu’héritiers d’Abraham. Nous voulons remplacer sinon l’animosité déjà condamnée par ceux qui sont ici présents, à tout le moins la suspicion et l’ignorance par un enseignement de l’estime mutuelle, en apprenant à mieux nous connaître, à nous apprécier même et découvrir en quoi nos religions constituent dignement un des trois rameaux du monothéisme. Il convient de répandre l’idée biblique que tout homme a été créé à l’image de Dieu et qu’à ce titre, quand l’homme le veut bien, il en porte aussi une parcelle éminente de spiritualité.

Pour en venir à notre sujet, je dirais que pour un juif précisément, celui qui a en quelque sorte ouvert les portes de la prière n’est autre qu’Abraham, qui est notre référent commun. La toute première fois en effet dans la Bible où l’on voit un personnage quelconque non pas seulement adresser la parole à Dieu au sens le plus large mais Lui exprimer une aspiration, une requête portant sur l’agir de Dieu Lui-même dans le monde, c’est lorsque Abraham implore la pitié divine pour les villes de Sodome et Gomorrhe (Genèse 18).

Cette distinction faite entre une simple parole adressée à Dieu et une véritable imploration appelle ma première remarque concernant le propre de la prière juive. Nous les juifs sommes plutôt bavards. La loi rabbinique a instauré de multiples occasions au cours desquelles nous sommes censés nous adresser à Dieu et plus généralement, prononcer des « paroles saintes ». Nous sommes amenés quotidiennement à réciter bénédictions et louanges, nous relisons de nombreux psaumes comme autant de références liturgiques anciennes qui nous relient au grand réservoir de la mémoire collective. Nous citons beaucoup les Écritures saintes, appelées « mikra » en hébreu, de même racine que « kor’an ». Mais toutes ces paroles religieuses majoritairement concentrées en trois offices quotidiens et que le commun des fidèles a pris l’habitude d’appeler « prière » ne sont pas ce que la tradition rabbinique appelle à proprement parler la prière : tefila. Certes, même en hébreu, le mot tefila a fini par constituer un terme générique pour toute parole proférée à des fins religieuses. Mais en réalité, il désigne au sens premier la quintessence ou si vous préférez le point culminant de ce mode d’expression, à savoir le moment précis où nous nous tenons en face à face devant et avec Dieu, moment où nous le sollicitons, Lui adressons une requête, Lui priant...d’agir.

Or ce moment privilégié doit être également vu comme exceptionnel. Je veux dire que la plupart du temps, lorsque les juifs prient au sens général, ils ne prient pas à proprement parler. En ce sens qu’ils ne demandent rien à Dieu mais au contraire s’en font les porte-parole, remplissant la fonction de relais, de véhicule de la parole divine dans le monde, en propageant les enseignements de sagesse et la bénédiction qui viennent toujours de la source à savoir de Dieu. Nous agissons alors comme des courroies de transmission. Ainsi quand nous faisons la bénédiction dite du pain ou du vin, nous n’opérons pas ce qu’on appelerait un sacrement qui conférerait à l’objet béni un statut suréminent ou sacré. Ce n’est en fait ni le pain ni le vin qui se trouvent “bénis” mais Dieu Lui-même qui est reconnu comme source de bénédiction de sorte que le fidèle qui accomplis la bénédiction prend acte et conscience par la parole de la puissance agissante de Dieu dont le produit sera en l’occurrence la jouissance du pain et du vin. Je veux dire que le fidèle professe pour relever un fait éminent et célébrer la vie à travers l’effusion et la profusion de la bénédiction divine. C’est la fameuse prophétie adressée à Abraham, et corrolairement à Sara, qui fut le coup d’envoi du monothéisme universel : « Tu seras bénédiction ; et en toi seront bénies toutes les familles de la terre.... » (Gn 12,2-3). Le centre de gravité du culte consiste en ce que Dieu demande à l’homme de se transformer plutôt que l’inverse, à savoir que l’homme demande à Dieu d’accomplir le salut ou une forme de transmutation des objets du monde.

Revenons à présent à la fameuse prière d’Abraham pour le salut des villes de Sodome et Gomorrhe. Pour la première fois donc dans la Bible un homme s’adresse à Dieu en Lui demandant d’intervenir ou plus exactement d’interférer, d’interrompre Son propre élan afin de reconsidérer la résolution d’anéantir ces villes jugées perverses. Seule la familiarité avec le récit peut nous faire oublier l’incroyable outrecuidance qui consiste à vouloir s’ingérer dans une décision divine au point de la contester. Je vous rappelle en effet que Abraham se comporte quasiment comme un vulgaire marchand de tapis en négociant avec Dieu, Lui suggérant que la présence plausible de cinquante justes au sein de ces villes mériterait d’être prise en considération pour résilier le décret d’éradication. Et dès que Dieu lui concède une grâce, Abraham poursuit de plus belle invoquant la présence de seulement 45, puis 40, puis 30, puis 20, pour s’arrêter au chiffre jugé minimal et fatidique de 10.

Cette « imploration » se présente donc comme une demande de grâce mais non comme celle d’une amnistie totale ou d’une amnésie, oublieuse des forfaitures. Notons en effet qu’Abraham se donne pour tâche d’augmenter la part de miséricorde dans le verdict divin mais ne va pas jusqu’à supplier Dieu de renoncer complètement à Son exigence de justice, d’humanité requise pour tout être humain. Il faut au moins dix justes. La grâce n’est possible que si elle s’appuie sur un socle de justice. Plus encore, il convient de dire que la demande de grâce n’est possible très précisément que parce qu’il peut demeurer en dépit de tout une part intacte d’humanité et l’expression d’un comportement juste et digne tant chez ceux qui sont objets de la prière que chez celui qui la porte. Là encore, même en se tournant vers Dieu, la pertinence du discours est liée à l’effort humain. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas seulement de prolonger l’action divine mais d’interagir, de tenter de l’attendrir en appelant Dieu à modifier le cours des choses et la teneur des décrets.

C’est là un des sens sous-jacents les plus étonnants et les plus édifiants de ce qui caractérise la conception juive de la prière au sens propre. En hébreu, prier se dit « lehitpallèl ». Or la racine de ce verbe est « pallol » qui signifier « juger. » La forme verbale est ici réflexive, de sorte que le sens doit être rendu ainsi : prier signifie se placer en situation du jugement, d’évaluation, c’est invoquer Dieu en tant que juge suprême voire de justicier, en même temps que c’est se prêter à une mise en examen, comme si nous comparaissions devant le tribunal de Dieu et de notre propre conscience. De sorte que la force de la prière dépend étroitement du verdict et de la disponibilité du juge à la clémence. Or celle-ci dépend corollairement de la justesse de la cause et de la dignité ou du mérite de celui ou celle qui élève sa prière.

C’est il faut l’avouer une situation très étrange et paradoxale. Car requérir de Dieu qu’Il se place en juge, c’est-à-dire s’adresser à Dieu au nom de son propre degré de droiture comme une sorte de faire-valoir pour obtenir gain de cause, c’est là une prétention inouïe qui frise l’arrogance. La Tradition juive n’ignore pas en effet que tout homme est faillible, comme le dit l’Ecclésiaste (7:20), « qu’il n’est point d’homme sur terre qui agisse uniquement dans le bien sans jamais pécher. »

Dans la pensée talmudique, malgré la reconnaissance du rôle décisif du libre arbitre et de l’accomplissement des bonnes œuvres, subsiste l’idée que l’homme a besoin de l’aide divine pour vaincre son mauvais penchant. Mais c’est précisément dans cet état de fait que réside le secret de la prière. Dieu demande aux hommes d’être Ses partenaires. Si l’homme remplit sa part, Dieu remplit la Sienne. Ce n’est pas tant le secours mais le concours et le recours divin que nous implorons à travers nos prières. Selon la formule talmudique : « Rabbi Chimôn ben Lakich enseigne : Que signifie le verset : ‘‘Aux cyniques, Dieu répond par la raillerie, et aux humbles, en accordant Sa grâce’’ (Pv 3:34). Celui qui vient pour se souiller, une voie lui est ouverte ; celui qui vient pour se purifier, un concours lui est apporté » (Chabbat 104a).

Cela signifie que l’homme qui se présente devant Dieu, à défaut d’être un juste, doit s’inscrire dans cette aspiration pour entrer dignement en dialogue et alors « en interaction » avec Dieu. C’est par synergie, par association que la prière se transforme en résultante et devient « efficace. » Abraham n’a osé « négocier avec Dieu » à Sodome et Gomorrhe que très précisément parce qu’il était habité par l’intime conscience de ce que Dieu attend de lui, à savoir qu’il se fasse héraut de la justice et avocat des hommes au nom de cette justice. Si Abraham se permet d’interpeller Dieu en Lui disant « Est-ce que le juge de toute la terre pourrait prononcer un jugement inique ? » (Gn 18:25), c’est dans l’exacte mesure où Dieu l’a investi de ce devoir de justice clémente, en lui révélant quelques lignes plus haut la raison de son élection : Je t’ai choisi pour que tu observes « la voie de l’Éternel, celle qui requiert d’accomplir la justice et l’équité » (Gn 18:19).

Je conclurai avec le propos talmudique : « En quoi consiste la prière ? Prier, c’est « âvoda chè-ba-lèv », le service divin accompli dans le cœur » ou selon une autre traduction, le « travail dans/sur le cœur » (Mekhilta de-Chimon bar Yohaï 23:25). C’est cette « circoncision du cœur », selon l’expression du Deutéronome, que Dieu attend et désire : « R. Pinhas le prêtre bar Hama a dit : le Saint béni soit-Il ne prend pas plaisir à déclarer coupable une créature. Il préfère que les créatures Lui adressent des prières et Lui, de les accueillir » (Tanhouma, Va-yichelah 9). La prière est donc un « travail » de déminage, de désamorçage de la culpabilité qui consiste précisément à obtenir grâce par le fait de ne jamais abandonner la quête de justice et d’amour, de ne jamais renoncer à l’effort de se dépasser. Le dépassement de soi est bien le secret de la prière enseignée par Abraham. Au fond, ce que nous dit le récit biblique, c’est que Dieu était disposé Lui-même à dépasser Sa propre colère, Sa propre rigueur, à remettre en cause Ses décisions en raison de l’intervention empathique d’Abraham. Si Dieu est disposé à se dépasser, l’homme le doit à plus forte raison. Et l’un induit l’autre.

Un enseignement talmudique rapporte non sans un certain humour que Dieu chaque jour prie ! Mais à qui donc s’adresse-t-Il ? On est tenté de répondre, bien évidement, à l’homme mais pour cela Dieu ne prie pas ; Il ordonne. Non pas, nous dit le Talmud  , Il s’implore Lui-même, disant : « Que ce soit Ma volonté (grâce à l’effort humain) que Ma miséricorde domine Ma colère de sorte que Je puisse Me conduire avec Mes enfants dans l’amour et la grâce » (Berakhot 7a). Que la prière de tous les hommes et femmes justes d’entre les familles de la terre aident Dieu à accomplir Sa prière la plus chère !

Rivon Krygier

7 juin 2005

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