Dans le cadre du Mois de la photo à Paris en novembre 2006, le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme présenta, en collaboration avec le Centre international de la photographie de New York, une rétrospective du grand photographe mort en 1990, laissant une œuvre qui porte témoignage d’un « monde disparu ». Entretien inédit réalisé quelques années avant sa mort.
Propos recueillis par Monique Atlan (Article paru dans Le Point)
Le Point : Est-ce à cause d’Hitler que vous vous êtes intéressé au monde juif ?
Roman Vishniac : Non, je m’y intéressais depuis 1915. A cette date, les juifs russes furent déclarés « espions allemands » et déportés dans le centre de la Russie. J’avais 18 ans et je faisais de la recherche scientifique, j’étais très actif. Alors, très vite, j’ai décidé de m’associer à des camarades, garçons et filles, pour réunir de l’argent et essayer de sauver certains de ces juifs. J’ai même pu discuter avec le ministre de l’Intérieur russe. En fait, c’est bien l’étude de l’antisémitisme russe, constant à travers l’Histoire, qui m’a fait prendre conscience du danger hitlérien bien avant d’autres. Dans ma famille, l’étude de l’histoire du monde juif a toujours été au centre des préoccupations. A mon tour, en relisant ce qu’avait écrit mon arrière-grand-père, j’ai eu envie d’écrire, d’étudier ce problème et d’agir comme l’avait fait mon ancêtre le premier Vishniac, sous Nicolas Ier : cet empereur avait décrété que les juifs devaient faire vingt-cinq ans de service militaire à partir de 18 ans. Comme les juifs étaient circoncis, il leur était impossible d’y échapper,car ils étaient faciles à reconnaître. Mon ancêtre prit l’initiative d’acheter un officier pour donner précipitamment à ces juifs les rudiments du judaïsme avant leur départ, mais, vers 1920, quand j’ai vu ce que les bolcheviques faisaient, que l’anarchie régnait, que je ne pourrais plus rien entreprendre, je me suis enfui, en Lituanie puis en Allemagne, où mes parents s’étaient déjà installés.
C’est à cette époque que vous lisez « Mein Kampf » ?
Oui, en lisant ce livre terrible, j’ai compris l’immensité du danger. J’ai compris que l’intention réelle d’Hitler était d’assassiner des millions de juifs. Mais ceux à qui j’en parlais ne prenaient pas cette menace au sérieux. Moi, j’étais terrifié, car je le savais fou, donc dangereux. J’ai fait ce que j’ai pu. Je suis allé à Paris pour rencontrer de grandes organisations juives américaines qui avaient leur siège dans la capitale, mais là non plus on ne m’a pris au sérieux. Au bout d’un certain temps, je n’avais plus d’argent. Une chambre d’hôtel coûtait à l’époque 5 francs par jour, et j’ai quitté Paris sans avoir rien pu faire.
En 1932, Hitler a entamé ses campagnes de propagande, et les grandes persécutions contre les juifs ont commencé. Tout de suite, je me suis transformé en « espion juif » au service des juifs. J’ai réussi à acheter un policier allemand qui, en échange, me renseignait sur ce qui menaçait la communauté juive de Berlin. J’étais présent pendant la Nuit de cristal. J’avais trouvé et endossé un uniforme nazi, je saluais en disant « Heil Hitler ! ». J’étais devenu un nazi, c’était le rôle d’un espion juif : pour prendre des photos, des témoignages, je me suis mêlé aux Chemises brunes, j’ai bu de la bière avec eux, je leur ai demandé pourquoi ils se croyaient obligés de détester les juifs, pourquoi ils se sentaient le devoir de les tuer. Pour toute réponse, ils me citaient Goebbels ou Hitler. Les gens n’avaient pas envie de comprendre. Les Allemands ne voulaient pas penser. Pour eux, c’était quelque chose de très positif. Les ouvriers avaient perdu leur emploi, il y avait un chômage terrible. Hitler leur avait promis du travail, mais ils ne comprenaient pas que le prix à payer était de fabriquer de l’armement, de l’armement pour la guerre.
C’est à ce moment-là que vous avez décidé de graver par la photo les visages de ces êtres appartenant aujourd’hui à ce que vous appelez le « monde disparu » ?
Je voulais construire un monument d’images, car tout ce qu’il nous reste, ce sont des cendres, ce qui existe à Jérusalem, ce sont des cendres, et le Führer lui-même s’est suicidé par le feu, il ne reste de lui que des cendres. Je voulais conserver les visages, les expressions, le travail incroyable, le fardeau inimaginable qu’ils avaient endossé. Je voulais donner un témoignage sur la façon dont ils supportaient le boycott et dont ils le dépassaient. Mais quand j’ai dit à mes amis que j’allais prendre des photos, ils ont essayé de m’en dissuader, jugeant cela trop dangereux. Ils savaient que tout homme qui prenait des photos en Allemagne pouvait être considéré comme un espion et que je risquais d’être arrêté.
Alors, comme personne ne voulait m’aider, j’ai dû faire cela seul, partir seul et marcher à pied des jours et des jours avec un sac à dos très lourd comme seul bagage. Je me suis rendu dans tous les shtetls d’Europe de l’Est et j’ai pris 16 000 photos en Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Pologne... avec toujours cette obsession de construire un monument à la souffrance juive.
Vous-même veniez d’un milieu aisé. Pouviez-vous imaginer une telle pauvreté ?
J’ai photographié le processus de paupérisation des juifs. Dans une première phase, ils vivaient dans des appartements d’une ou deux pièces mais pouvaient encore ouvrir la fenêtre pour respirer. Puis, à la suite du boycott, ils ont été forcés de s’installer dans des caves divisées entre plusieurs familles. Les conditions de vie étaient indescriptibles. Les gens dormaient, tête-bêche, à trois ou quatre dans le même lit. Mais à cause de cette souffrance, il y avait une fraternité extraordinaire. Chacun s’entraidait. Je n’y ai jamais vu de haine. C’était ça, le judaïsme : s’entraider dans la souffrance.
Parmi tous ces visages rencontrés, ce sont ceux des enfants qui vous ont le plus marqué...
Je me souviens de Sarah, la petite fille aux yeux tristes à qui on ne pouvait acheter des chaussures faute d’argent. On n’achetait de chaussures qu’à ceux qui étaient capables de travailler, de rapporter de l’argent. Elle est donc restée au lit plusieurs mois dans une pièce nue sans chauffage, et son père avait peint pour elle des fleurs sur les murs. J’ai intitulé cette photo : « Les seules fleurs de son enfance »... Après la guerre, j’ai fait des recherches pour la retrouver. Je n’ai pu recueillir que des détails sur sa mort. Je n’ai retrouvé aucun des enfants que j’avais rencontrés, embrassés, aimés...
Techniquement, avec si peu de moyens, comment avez-vous pu obtenir un tel résultat ?
Eh bien, quand il n’y avait pas de lumière, je prenais des photos sans lumière... Il y a trente-six poses dans une pellicule de Leica, et trente-six poses, c’est trente-six personnes. J’étais habité par une passion qu’on ne comprend peut-être plus aujourd’hui, c’est ce désir d’économiser la pellicule qui faisait que j’ai pris des photos bien meilleures que ceux qui aujourd’hui utilisent des centaines de clichés en se disant : « Un ou deux seront bons. » Si on ne se concentre pas, si on n’est pas passionné, on peut prendre cent clichés, mais on aura cent mauvaises photos.
Je n’avais qu’une lampe à kérosène que j’emportais dans les villages des plus hautes montagnes. Parfois, pour prendre des photos d’une centaine de personnes assises dans une pièce, il m’aurait fallu une centaine de lampes dont je ne disposais pas, alors, pour obtenir un effet, je plaçais ma seule lampe le plus près possible du petit garçon ou de l’homme le plus expressif, pour faire ressentir la passion de tous ceux qui restaient dans l’ombre. C’est le désir de voir qui produit l’effet.
Racontez-moi l’histoire de ce vieillard qui est en couverture de votre livre...
Cet homme était important pour moi, car c’était l’ancêtre du village de Vrchni Apsa en Ruthénie. Tout le monde venait lui demander conseil. Depuis plusieurs centaines d’années ces gens vivaient isolés. Je peux dire que c’est moi qui ai découvert cette communauté dont à présent il ne reste rien.
On était en 1938 et ils étaient installés là depuis 1648, à la fin de la guerre de Trente Ans. Ils avaient fui les persécutions des Cosaques en traversant les montagnes des Carpates. C’était l’époque où Bogdan Chimielnicki a massacré près de 100 000 juifs. Une partie d’entre eux s’était enfuie dans ces montagnes, en réalité désertiques. Les Cosaques, sachant qu’ils seraient tôt ou tard forcés d’en redescendre, les attendaient en bas. Mais la plupart d’entre eux décidèrent qu’il valait mieux mourir là-haut, plus près de Dieu, que torturés par les Cosaques. Seule une minorité survécut : les ancêtres de ceux qui me racontèrent cette histoire. Leur rabbin était toujours issu de la même famille et ils se transmettaient leur histoire oralement de génération en génération. C’était comme si je rencontrais des gens qui n’avaient pas conscience des trois siècles écoulés, et cela pour une raison très simple : ils n’avaient pas d’argent, donc personne ne s’intéressait à eux, ni les fonctionnaires des impôts ni les marchands ambulants ; sans contact avec l’extérieur depuis le XVIIe siècle. Alors, quand j’ai vu ce vieil homme, j’ai ressenti le besoin de prendre cette photo pour la postérité, pour le souvenir. Il n’y avait pas d’électricité. Il y avait juste du bois qui brûlait dans la cheminée, c’est ainsi que j’ai pris la photo.
En regardant vos photos, on remarque toujours, sur le visage des hommes, dans leurs yeux, quelque chose qu’ils portent comme un secret...
Chez tous les êtres humains, ce qu’on voit, ce n’est pas seulement le visage et l’expression, c’est toute la nature humaine, et tout être humain porte la nature de tous ses ancêtres. Le drame, c’est de voir des photographies d’enfants qui n’ont plus l’air d’enfants. Ils ont hérité des souffrances de leurs ancêtres, de la résistance à la souffrance, et cela, on le voit mieux dans les yeux que dans toute autre partie du corps. J’ai pris des photos de mains de laboureurs qui montrent beaucoup de choses, mais les yeux sont de tous les organes les plus importants, car ce sont des fenêtres vers l’intérieur comme vers l’extérieur. Dans les photos commerciales où les yeux sont presque invisibles, on ne voit que le vide, ce ne sont que des cadres vides, il nous faut absolument l’expression, la vision. C’est ce que nous appelons l’âme de la personne et ce que nous retrouvons dans les tableaux des grands maîtres de la Renaissance. La photographe Diane Arbus dit que la photographie est un secret qui parle d’un autre secret. En fait, le secret demeure, il reste le même du début à la fin....
Susan Sontag a dit que, dans vos photos, il y avait toujours le sentiment de la mort...
Quand j’ai pris ces photos, je savais que ces gens allaient mourir, et en même temps j’avais l’espoir qu’un miracle les sauverait. Je travaillais contre le temps, je ne pouvais rien faire contre ce désastre. Je ne pouvais influencer personne pour obtenir des visas pour ces gens condamnés. Cela aurait été la seule façon de les sauver : gagner du temps, les faire sortir, les envoyer à Madagascar ou en Amérique du Sud. C’est la tragédie de cette histoire. Dans ma famille, on a compté 101 morts. La leçon dont devrait tirer profit toute l’humanité, c’est que nous sommes plus puissants que les puissances du mal et que nous devons résister, y compris par les armes, aux pouvoirs de destruction. Comme à l’époque j’ai échoué parce que les gens ne voulaient pas entendre, la seule utilité de mon travail est peut-être d’influencer les jeunes générations afin que cette tragédie ne se répète jamais. L’exigence majeure, pour un être humain, c’est de faire ce que les autres ne veulent pas faire.
Biographie de Roman Vishniac
1897 : Naît à Pavlovsk, près de Saint-Pétersbourg.
1914-1920 : Etudes de biologie et de médecine à Moscou. Thèse de zoologie et de médecine.
1920 : S’exile en Lituanie, puis à Berlin.
1921-1931 : Poursuit ses travaux scientifiques. Doctorat refusé en raison de sa religion.
1935-1939 : Filme et photographie la vie des juifs des ghettos. Sur 16 000 négatifs, seuls 2 000 seront préservés.
Onze séjours en prison sans jugement.
1939 : Séjourne trois mois dans le camp d’internement d’Annot (Basse-Alpes).
1940 : Emigre aux Etats-Unis.
1941-1950 : Portraitiste. Expériences en microphotographie.
1946 : Devient citoyen américain.
1961 : Mission de recherche à l’institut de médecine Albert-Einstein.
Professeur de biologie à la Yeshiva University.
1960-1971 : Vit et travaille à New York.
Meurt le 22 janvier 1990.
Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, jusqu’au 18 février.
A lire : « Rencontre avec Roman Vishniac » de Monique Atlan (Le Manuscrit, 43 pages, 8,50 €)
© le point 23/11/06 - N°1784 - Page 100 - 1873 mots
Des photographies de Roman Vishniac sont à voir sur le net