Révélation et modernité : comment comprendre ?

La révélation et l’attachement à l’étude de la Tora comme à la pratique des Mitsvot peuvent poser problème. Pas facile d’être pleinement juif dans la modernité. Et pourtant...

La révélation et l’attachement à l’étude de la Tora comme à la pratique des Mitsvot peuvent poser problème. Pas facile d’être pleinement juif dans la modernité. Et pourtant...

Question

Si Hashem a donné à Moshe la Tora, la Tora est d’essence divine. Et donc source intarissable pour l’homme de commentaires. Cela justifie parfaitement l’existence du midrash, du talmud, de tous les commentaires, même plus, cela justifie que nous les étudions, puisqu’ils sont intemporels.

Maintenant, si la Tora n’est qu’une succession de textes écrits par différentes personnes à différents moments, il est alors fort probable que ce soit pour répondre à un besoin de la société. Même si ces textes sont inspirés, cela signifie qu’ils proposent les meilleures solutions à une époque, pas nécessairement transposables d’une région à l’autre, ni d’une époque à l’autre. On sait que les juifs au cours du temps n’ont pas toujours pratiqué de la même manière, ni même d’un endroit à l’autre.

Alors pourquoi devrais-je mettre tellement de ferveur dans l’exécution d’une tâche ne répondant plus à mes besoins ?

Alors pourquoi devrais-je continuer à décrypter de vieux textes pour y trouver les réponses d’antan, et dépenser autant d’énergie à essayer de leur donner une nouvelle jeunesse ?

Comment peut-on douter de l’existence d’Hashem en étant pratiquant ?

Laurent

Réponse

Cher ami,

La question soulevée est essentielle. Je vais essayer d’y répondre brièvement, le mieux et le plus clairement possible. Mais ce n’est pas facile car tout est dans la nuance.

D’un point de vue fondamentaliste, la question ne se pose pas. Moïse a tout reçu au Sinaï et a tout transmis de bouche à oreille et par écrit jusqu’aux sages du Talmud. Cela est vrai aussi bien pour la Tora écrite que pour la Tora orale. Ce principe est énoncé très clairement dans le Talmud lui-même (certains y voient une figure de rhétorique plus qu’une affirmation historique).

Le problème se pose pour le moderne. En effet, depuis déjà le 16e siècle, on s’est posé des questions sur le processus d’écriture de la Bible. Depuis le 19e siècle on se pose les mêmes questions sur le processus d’écriture du Talmud. Sans entrer dans tous les détails de la recherche sur ces questions, on admet aujourd’hui que tous ces écrits sont le résultat d’un long et complexe processus.

Sur quoi se basent les savants pour en arriver à de telles conclusions ? Sur une analyse textuelle très serrée tendant à montrer des différences de style ou même d’idéologie au sein même du texte. Sur la littérature comparée en prenant des textes de la même époque où des époques antérieures. Sur les découvertes archéologiques qui apportent des éléments extérieurs confirmant ou infirmant le texte. Sur enfin la rationalité qui amène à regarder d’un œil critique toute affirmation théologique et à ne pas s’en contenter.

Les moyens scientifiques mis à la disposition de ces recherches sont multiples : connaissances historiques, archéologiques, anthropologie, psychologie, étude comparative des mythes, linguistique, philologie…

L’humanité a fait des progrès énormes dans tous ces domaines et les moyens de la connaissance sont devenus immenses. Des centaines d’ouvrages ont été écrits sur ces questions et des milliers de thèses universitaires. Cela ne veut pas dire que les opinions sont unanimes, les chercheurs ne sont pas toujours d’accord entre eux dans les détails, mais personne ne vient les contredire sur les quelques principes de base mis à jour.

On peut refuser en bloc les résultats de ces recherches. Les ignorer tout simplement. En faisant cela, on a un grand avantage : le judaïsme peut continuer son bonhomme de chemin. C’est la solution empruntée par l’intégrisme juif.

L’inconvénient de cette solution est qu’elle est avant tout « idéologique », mais ni rationnelle, ni scientifique.

Elle peut convenir à des juifs peu cultivés dans les domaines scientifiques nommés plus haut (ils peuvent être cultivés dans d’autres domaines). Elle peut servir de refuge aux personnes qui ont besoin de systèmes catégoriques, du principe du tout ou rien.

Mieux vaut un « tout » manichéen, voire obscurantiste, plutôt qu’un « rien » cultivé, mais venant déstabiliser une construction identitaire et donc un psychisme individuel. Du coup, pour le fondamentaliste, le discours critique universitaire n’a aucune prise, il est refusé en bloc, ou au mieux, soigneusement filtré.

Un juif qui a acquis les instruments de la culture moderne ne peut accepter un tel discours. Il est intellectuellement obligé de tenir compte des différents travaux universitaires qui nourrissent sa culture et fondent sa façon de penser « critique ». Le discours fondamentaliste rebondit sur son intellect mais ne le pénètre pas. Pour lui, le discours fondamentaliste n’a tout simplement pas prise, il est ridicule parce que uniquement intuitif, idéologique et donc contingent d’une subjectivité. Il est tout ce que le savoir universitaire dénonce, analyse et démonte. Alors que, du point de vue fondamentaliste, le savoir universitaire et l’esprit qui l’accompagne incarnent un danger qu’il faut fuir ou combattre.
C’est une question de survie.

Les juifs modernistes ne peuvent pas accepter la fuite ou la négation sur ces questions. Ce serait mentir à eux-mêmes. C’est pourquoi, ils doivent construire autre chose et interpréter autrement la tradition juive. Question d’honnêteté tout simplement.

Si cela leur semble impossible, ils n’ont d’autre choix que la sécularisation, c’est-à-dire l’abandon du judaïsme au profit de la seule judéité.

Dès le 18e siècle, avec la figure emblématique de Mendelssohn, qui n’avait rien d’un réformiste ou d’un renégat, des juifs ont cherché la possibilité de rendre compatible le savoir nouveau que la modernité apportait avec la tradition juive et la fidélité à nos textes. Leur grande préoccupation était de montrer aux juifs qui entraient dans la modernité, qu’ils n’avaient pas à abandonner le judaïsme pour autant. Cela donna naissance au modernisme juif qui engendra plusieurs courants idéologiques. Le courant le plus célèbre et celui qui a le mieux réussi est incontestablement le sionisme qui laissa de côté la question religieuse au profit de la dimension nationale.

Du côté des solutions religieuses, compatibles par ailleurs avec le sionisme, il y eut trois solutions :

L’orthodoxie moderne qui cherche à démontrer que le judaïsme ancestral est totalement compatible avec la modernité. Le problème de ce courant est qu’il laisse de côté plusieurs grandes questions soulevées par la modernité. Sa force consiste à montrer une vision sûre d’elle-même du judaïsme (en tout cas en apparence).

Le judaïsme Massorti intègre totalement le langage de la modernité, tout en conservant la forme ancestrale du judaïsme, notamment la Halakha. Sa faiblesse est qu’il a fait rentrer le loup dans la bergerie, il est constamment sur le fil du rasoir, dans un entre deux dialectique assez complexe. Sa force, c’est son honnêteté intellectuelle, son ouverture, son refus du dogmatisme et sa totale continuité de la tradition historique juive.

Le courant réformé (ou libéral) enfin, qui lui, adopte beaucoup plus fortement les attendus de la modernité a un judaïsme forcément métamorphosé. Sa faiblesse est qu’il manque de cohérence historique (en 150 ans il a adopté des positions très contradictoires), par trop de souplesse, il ne met pas la tradition juive face à un véritable défi. Sa force consiste à savoir s’adapter au public le plus large et à savoir renouveler profondément un certain judaïsme.

Si on accepte le point de vue Massorti, il est indispensable d’accepter le principe de la révélation. Dieu qui est une force transcendante au monde se révèle à l’homme. C’est difficile à accepter rationnellement. C’est une question de foi, en Dieu, dans les textes et en l’homme. Le judaïsme serait la rencontre et le dialogue de ces trois dimensions.
Mais le point de vue Massorti, dans sa croyance dans l’homme, implique la croyance en la rationalité et la confiance en la capacité scientifique de l’humanité. On ne peut donc rejeter les découvertes de la modernité. On est obligé d’en tenir compte. On ne peut pas réduire les découvertes scientifiques à de vagues hypothèses invérifiables et invérifiées, comme aiment à le faire les fondamentalistes.

Il faut donc construire une théologie nouvelle qui intègre les valeurs de la modernité au judaïsme ancestral. Il faut réfléchir avec subtilité de l’intérieur même de la tradition juive éclairée sous ce jour nouveau que représente la modernité.

Toute réponse facile, unilatérale, dogmatique sera considérée comme faible et non satisfaisante.

Ce n’est qu’à partir de cela que l’on peut commencer à discuter.

C’est donc de ce point de vue, en tant que Massorti, que je vais répondre.

Moïse a-t-il écrit la Tora ? Dieu existe-t-il ? Dieu parle-t-il ? Moïse lui-même a-t-il existé ?...

Ces questions sont totalement légitimes et il serait anormal de ne pas se les poser aujourd’hui.

Commençons par Dieu lui-même… Par définition, il est indémontrable. Dieu ne peut pas être vu, il ne peut pas être défini, il est l’ineffable. Dieu n’est jamais une affirmation, il est une question. Il en a toujours été ainsi et le principe n’est pas nouveau. Le doute fait donc partie intégrante de la véritable foi. Croire c’est accepter de douter. Celui qui a peur du doute n’est pas un véritable croyant au sens purement monothéiste du terme, c’est un idéologue qui cherche à se rassurer. Dieu est au cœur des hommes, c’est à eux de l’écouter… Le Rav Kook disait que celui qui affirme l’existence de Dieu, sans en douter un seul instant, est un charlatan.

Si on accepte les conclusions de la recherche scientifique, c’est-à-dire que l’écriture des textes saints, Bible et Talmud, relève d’un long processus historique, on doit se poser les questions que cela soulève vis-à-vis de la révélation. Il est évident que le regard sur ces textes n’est plus tout à fait le même que celui porté avant la modernité. Cependant, cela ne veut pas dire que la révélation est impossible. Le processus d’écriture lui-même peut être le résultat d’une volonté divine, d’une inspiration à travers l’histoire. Il est vrai que celui qui est imprégné de modernisme aura tendance à relativiser et à ne pas tout prendre au pied de la lettre. On peut très bien contextualiser un texte, c’est-à-dire le remettre dans son univers historique, tout en lui donnant une importance théologique fondamentale.

Par définition, la lettre du texte, qui ne manque pas de décrire des phénomènes invraisemblables, ne peut pas être prise au sérieux dans son sens propre. Elle peut par contre être source de sens dans son sens figuré ou même dans son sens propre mais considéré comme mythologique.

En cela, on peut être un parfait moderne et éprouver une véritable jubilation à la lecture de la Parasha chaque semaine… On peut être un parfait moderne et se soumettre volontairement au système des mitsvot. Cela parce qu’on considérera qu’à travers une tradition plurimillénaire, s’exprime un souffle particulier que la tradition appelle « rouah hakodesh ».

Ce n’est pas une question de preuves, ce n’est pas par peur d’une punition dans un hypothétique au-delà, c’est par pur amour de la tradition spirituelle juive et de ce qui l’inspire, Hashem, l’infini divin. C’est ce que Maimonide définissait comme le plus haut niveau de la pratique religieuse, la pratique totalement désintéressée, le « lishma ».
En ce sens, un moderne pratiquant, ou un pratiquant moderniste si on préfère, représente actuellement le plus haut niveau de piété juive car il ne se cache derrière aucun faux-semblant, aucune certitude, et n’attend aucune récompense.

La question de Moïse devient donc accessoire. A-t-il vraiment existé ? Qui était-il ? qu’a-t-il véritablement écrit ? Nul ne peut le savoir. Personne ne pourra rien prouver. Mais la Tora elle-même (pas si bête !) a déjà donné la réponse : nul ne connaît sa tombe…
Pas de culte de Moïse dans le judaïsme.

C’est donc bien Moïse qui a écrit la Tora… car nous sommes hors du temps.

Je vais maintenant reprendre les termes mêmes de la question :

La Tora peut être d’essence divine tout en racontant du mythe, tout en prenant son temps pour s’écrire, dans le temps de l’histoire des hommes. Elle est donc à juste titre source intarissable de commentaires (c’est un fait historique incontestable). Elle peut très bien être intemporelle tout en se revêtant de vêtements temporels, ceux du style et de l’époque à laquelle elle a été écrite (les mystiques juifs ne disent pas autre chose, à commencer par le zohar).

La Tora vient également répondre à des besoins de société, ils sont éternels mais méritent parfois d’être relus un peu différemment ou d’être reformulés, le principe n’en est pas ébranlé pour autant. Les habits de la Tora, c’est-à-dire le contexte historique et sociologique, peuvent avoir pris un coup de vieux, ce qui les sous-tend ne vieillira jamais.

Il est évident que certaines des solutions proposées par la Tora correspondant à une région précise et à une époque précise, ne peuvent être appliquées aujourd’hui. Mais personne ne le demande ! Je ne connais pas un seul rabbin qui souhaite rétablir l’esclavage, le mariage des mineurs, l’anathème, la lapidation et que sais –je encore… C’est pourquoi à toute époque, les rabbins se sont fait fort de trouver de nouvelles interprétations.

Pourquoi mettre tellement de ferveur dans l’exécution d’une tâche ne répondant plus à mes besoins ? Parce que cette tâche correspond encore à nos besoins. L’être humain aura toujours soif de justice, il aura toujours besoin de se ressourcer le shabbat, il aura toujours besoin de faire attention à ce qu’il mange, à ce qu’il dit, à ce qu’il fait… il aura toujours besoin de cultiver son esprit, de s’arrêter pour méditer, de prendre le recul pour réfléchir, de savoir qui il est, où il se situe dans la grande aventure humaine. La tradition juive lui offre un fantastique instrument pour cela.

Pourquoi continuer à décrypter de vieux textes pour y trouver les réponses d’antan, et dépenser autant d’énergie à essayer de leur donner une nouvelle jeunesse ? Parce que ce ne sont pas que les réponses d’antan, ce sont les réponses éternelles aux questions éternelles. Aujourd’hui on les formulerait peut-être un peu différemment, mais sur le fond cela ne changerait rien. Si quelqu’un était capable de proposer des textes plus pertinents, pourquoi pas ! Mais personne ne peut égaler la tradition de la Bible et du Talmud, car pour ce faire il faut des siècles d’expérience et de travail de l’écriture collective. Il y a là une source incroyable de sagesse et d’expérience humaine. Pour celui qui ose croire, il y a là du souffle divin.

Comment peut-on douter de l’existence d’Hashem en étant pratiquant ? Je retournerais la question, comment peut-on ne pas être un minimum pratiquant même en doutant d’Hashem ?

Une théologie basée sur les certitudes toutes faites et les affirmations idéologiques narcissiques, risque fort de se briser en affrontant les lames de fond amenées par la modernité. Par contre, une théologie plus subtile et plus profonde, une théologie du doute mais de la quête sincère, épousera la tempête comme un bouchon de liège.

Une pratique des textes et des commandements élève l’esprit et apporte une harmonie dans la vie courante sans avoir pour autant besoin de se justifier de croyance.

De toute façon nous n’avons pas le choix. Nous sommes à la fois juifs et modernes. Nous sommes imprégnés de tout cela. C’est ce qui nous constitue, c’est notre sang et notre âme. Ce n’est ni une prison, ni un carcan, mais le terreau de nos racines. S’en passer serait du suicide. Ce serait surtout assez stupide. Pire, ce serait nous rendre minables au regard de l’histoire qui nous précède. Pour un être humain que reste-t-il sans tout cela ?

Yeshaya Dalsace

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